Notes normandes (août 2016)

 

 

 

La Recherche

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Revenir ici, en Normandie, c’est une fois encore et d’une autre façon repartir à la recherche d’un rêve, du passé envolé, de l’enfance – de ces images peut-être dont le dernier rêve du matin me fait présent avec générosité et cruauté, que je prolonge par une sorte de récit volontaire même après que la mastication des juments juste devant les fenêtres m’a réveillé, mais qui m’échappe et me laisse amer.

Parfois je me demande d’où me vient cette faculté que j’ai manifestée si tôt à ne vivre le présent qu’en me projetant dans le futur – à ne vivre, donc, qu’au passé, avec distance, écho et dédoublement (je me dis, à la relecture, qu’on vit évidemment toujours au passé, que l’instant existe à peine, que ces lignes d’août recopiées en novembre et reprises en avril dans l’obscurité de ma caverne par une après-midi de pluie sont déjà aussi lointaines qu’un souvenir d’enfance, mais qu’il me semble que tout le monde n’en a pas une conscience aussi précoce ni aussi constante).

Ce n’est pas la lecture de Proust qui en est responsable, car je n’ai trouvé dans La Recherche qu’une sorte de confirmation et d’amplification de ce que j’avais pu ressentir – Proust fut un révélateur, mais tout était déjà là (je subodore que, dans le cas contraire, le jeune garçon que j’étais ne l’aurait pas lu avec une telle avidité).

 

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J’ai quatorze ans. Je suis habillé d’un pullover violet que j’aime beaucoup et dans lequel je me trouve joli garçon. J’ai la peau lisse, les cheveux bouclés, les traits fins, et je pense avec étonnement et anxiété au jour où, joli garçon, je ne le serai plus du tout. Mon âge m’effare, et je me demande comment il est possible que j’aie quatorze ans – que je sois si jeune, alors que je ne le serai bientôt plus, et si vieux de penser ainsi au futur. Je photographie tout ce que je vois et que je sais précieux en me disant que ce monde va disparaître. Je photographie la plage à Deauville, les chevaux qui y passent, la route prise dans le givre, les amis Michel et Daniel dans la petite maison de Louviers, mes parents.

J’ai quatorze ans. Ma mère pose avec moi en coiffant de sa main mes cheveux en arrière, et je me dis que je voudrais bien que ce Nouvel An de janvier 1990 dure longtemps (il n’en reste plus que quelques photographies aux couleurs passées, que je tente vainement de ramener à la vie en les manipulant sur l’écran de l’ordinateur). À partir de ce jour je commence à tenir dans des carnets multicolores un journal scrupuleux, obsessionnel, qui m’accompagnera quelques années durant dans les couloirs du lycée et que je détruirai plus tard (geste salutaire que je regrette pour la première fois, pour la matière littéraire qu’il pourrait me fournir maintenant).

J’ai quatorze ans. Dans la folie déglinguée qu’occupe ce couple d’aristocrates homosexuels et ruinés, je me délecte du spectacle décadent de la harpe désaccordée (je rêverai souvent de cette harpe désaccordée, du grand salon glacial). Je porte un chapeau et un badge représentant Guidoni ; lui s’avance vers moi, me regarde, regarde le badge et, avec un sourire libidineux et cocasse, me demande si « c’est le prix » ; je comprends parfaitement, plus si innocent, et, compatissant, me récite le final de « Smoking blanc » : « comme lui en hiver… »

Dans les rêves je retrouve la Normandie de mon enfance : froide, grise, venteuse, ardente, avec ces haies interminables et ces fossés qui donnent l’impression qu’il y a toujours un secret à cacher, un mystère à protéger, une menace – la falaise, la folie.

Au matin je me retrouve sans trop savoir pourquoi dans cette caravane qui fut belle, qui fut luxueuse sans doute et dont on imagine que la famille de Gitans à qui elle dut appartenir il y a trente ans devait être fière, mais dont toute la gentillesse de notre hôte ne peut masquer l’état de délabrement qui fait de l’ouverture ou de la fermeture du moindre placard une aventure pleine de rebondissements inattendus : la fenêtre de la salle de bain qui choit dans les chardons, la porte coulissante qui reste dans les bras. Malgré une longue intervention sur la pompe l’eau n’arrive que par saccades, puis plus du tout.

Nomade sans entrain je tente de ne pas trop m’identifier à cette ruine de caravane.

On traverse sous un ciel livide et un soleil de plomb des champs de blés fauchés, des déserts hirsutes de foin moissonné – on admire quand même les lumières cuivrées et les ombres qui sculptent les meules. On s’arrête dans une église parce qu’il en est brièvement fait mention dans La Recherche, et l’on n’y trouve que toiles d’araignée, vitraux ternes, chœur sans âme totalement gâté par une grande banderole représentant le Christ de manière si laide, si vulgaire, qu’on préfère battre en retraite.

On regarde des barques passer. On se regarde pédaler avec son enfant, errer dans un village qui semble n’être, sous ce soleil cru, qu’une mauvaise copie d’un autre village traversé naguère en Dordogne. On monte ou on descend des routes, des chemins. On roule. On passe en silence. L’enfant se réjouit de la descente en luge, du pédalo – pas contrariant, pas contrarié. On n’est même pas maussade, juste ailleurs, juste navré de l’inutile agitation de ces kilomètres avalés en vain, alors qu’on pourrait voyager pour de bon en relisant Proust, en jouant de l’accordéon, en écrivant. (Trois mois plus tard cette même journée me fait l’effet d’un havre de quiétude estivale, et je constate une fois de plus qu’on peut garder un souvenir embelli de moments vécus, sur le moment, maussadement ; et huit mois plus tard je pense à cette « Polka italienne » de Rachmaninov que je commençais alors à travailler, et que nous avons encore ce matin joué en duo avec Léo pour un de ces moments de partage avec lui qui, pour brefs qu’ils soient, justifient pleinement l’énergie déraisonnable que je mets à tenter de le suivre sur les pentes raides de la Musique.)

Au coucher trop tardif je lis à Clément la suite de Croc-Blanc, et le voyage commence pour de bon – factice, peut-être, mais pas moins que l’autre.

Les chevaux dorment, une patte levée.

Puissé-je retrouver le rêve que j’ai perdu.

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