Vigie, novembre 2020

 

 

 

Le bonheur dans une chambre

 

 

Vigienovembre2020 02

 

 

« Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. » Pascal

 

 

 

C’est un jour de novembre plus éclatant et plus serein qu’avril, une sorte de printemps dans l’automne, avec des fleurs à nouveau dans les prés, les mélèzes qui flamboient enfin à longs feux orangés (on s’y chaufferait), un grand ciel bleu tranquille et une telle douceur dans l’air qu’on ne rêve de rien d’autre que d’aller folâtrer au dehors – mais le simple fait de pouvoir en rêver depuis la fenêtre de cette chambre d’où il y a déjà tant à voir, suffit à mon bonheur. Tout à l’heure la grosse grive draine qui se tient habituellement immobile parmi les branches des pruniers d’en face s’est posée sur la cime du poirier, et puis, surtout, j’ai aperçu deux sangliers qui revenaient du grand champ au-dessus de la maison et se sont mis à fourrager au pied des châtaigniers – deux grosses bêtes nullement affolées qui savouraient peut-être comme moi la parenthèse de cette journée étincelante où l’on n’entend aucun coup de feu car les battues aussi sont moins nombreuses, parait-il.

 

La cage est dorée, se dit le semi-confiné. Comment croire en la catastrophe si peu visible du temps qui passe ou de la pandémie ? Il suffit de se détourner du visage de S. qui revient d’enterrer son oncle, de ne pas voir non plus celui-là qui, tout à l’heure, semblait si inquiet sous son masque qu’on n’a même pas osé s’approcher, d’aimer fort la solitude aussi – ce n’est pas un exploit quand elle est bien peuplée – et de refuser d’associer ce vol de corneille qui traverse le ciel à un présage funèbre.

 

Je sais que cette flambée ne durera plus, qu’indépendamment même de la crise en cours le temps file à nos pertes et que les belles flammes des mélèzes seront aussi vite soufflées que sont arrachées en mai les dentelles du cerisier ; mais je me refuse à voir de l’insouciance dans cette propension que j’ai à savourer la beauté du jour, et revendique cette sagesse de prisonnier.

 

 

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