Vigie, novembre 2020

 

 

 

Dérive

 

 

Vigie novembre 08

 

  

J’ai écrit quelque part qu’il n’y avait rien de pire qu’ « imaginer, imaginer seulement que le temps, que la vie, que la lassitude ou que quoi que ce soit puisse venir voiler le plein soleil de l’amour du père et du fils, la pure lumière promise à nul effacement ». Quel lyrisme pathétique ! Il faudrait parler aussi, même à contrecœur, en édulcorant et de biais, de toutes ces petites et grandes déceptions inhérentes, sans doute (mais on n’en est pas sûr), à la parentalité, lorsque le petit garçon qui autrefois regardait vingt fois tel ou tel documentaire sur le lac du Bourget ou les marmottes du Grand Rocher jusqu’à être capable d’en réciter le commentaire (dont on se rappelle soudain soi-même un passage jugé à l’époque assez cocasse dans la bouche du bambin, parce qu’il y était question des « belles » étagnes qui « n’étaient pas farouches »), lorsque donc cet enfant insatiable de savoir et de mots est devenu un adolescent taciturne qui semble avoir oublié jusqu’au nom du parc de la Vanoise et met dans l’exécution de la moindre tâche une mauvaise volonté propre à exaspérer un menhir. Il faudrait faire le compte de toutes ces portes refermées par paresse, ou pour une autre raison qu’on ne comprend pas, de ces graines qui n’auront pas germé sur un terrain peut-être moins riche qu’on ne l’imaginait, de tout ce qui aura ainsi été gâté, raté, laissé en friche…

 

On risquerait néanmoins de se laisser aller à fixer des amertumes peut-être passagères, ce qui n’est pas prudent. Mieux vaut ne plus rien dire, et aller se réfugier seul en compagnie de la chatte dans le havre des combles.

 

Dedans, dehors, guettant, rêvant et dérivant en ce beau va-et-vient qui délasse et dénoue les crispations.

 

Au dehors une mésange inaudible chante dans l’air froid, au-dedans il fait doux et l’on n’entend que le grésillement du diffuseur d’huiles essentielles – même l’horloge est silencieuse, dont l’aiguille glisse sans faire entendre le moindre tic-tac.

 

La porte verte, les murs couverts de livres font un rempart à la bêtise, à la vulgarité, à la médiocrité du monde, et la grande carte bleu de Madère punaisée au plafond me rappelle aux rêves passés et à venir.

 

Ce lit de pin, cette pièce lambrissée restent mon radeau où vivre, où écrire, où rêver, où aimer, où ne jamais couler. Je n’y suis jamais seul, jamais immobile : comme autrefois sur le Maroni, l’Amazone, j’y dérive dans un monde bienveillant, confiant, peuplé d’attente et de beauté, comblé, bientôt comblé…

 

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

Ce contenu a été publié dans 2020. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.