Une porte rouverte (Camargue, mai 2021)

 

 

1.

Flamants et salicorne

 Camargue0521 01bis

C’est le charme de la réalité que de déjouer nos attentes. Je me souviens du choc olfactif ressenti lors d’une de mes dernières escapades en Camargue, lorsque nous avions arrêté la voiture au bord du Rhône pour observer les premiers oiseaux : l’odeur m’avait alors « ému aux larmes ». Cette fois, il n’en est rien. Je ne sens que de vagues fragrances marines tellement atténuées que j’en reste déconcerté.

Je pensais aussi être saisi par une intense émotion en revenant aux Saintes, parce que le fantôme de ma mère m’y attendrait, et mille souvenirs d’enfance embusqués à chaque rue que je reconnaîtrais. Il n’en est rien non plus. Le centre-ville ne m’évoque pas grand-chose, et je ne reconnais pas le bord de mer, avec ces empierrements massifs qui délimitent des sortes de piscines dans lesquelles je n’ai pas envie de me baigner.

On marche sur le sable dans la lumière non pas blanche mais dorée, puis on flâne dans la ville en quête d’une carte IGN de la Camargue. La dame de l’Office du Tourisme que nous interrogeons ne sait pas ce qu’est une « carte IGN » ; elle se tourne vers sa collègue, qui manifeste la même incompréhension et nous regarde avec des yeux ébahis lorsque nous précisions que cela signifie « Institut Géographique National ». « Vous trouverez peut-être cela en mairie, en préfecture ? » Un deuxième essai dans une boutique à touristes se solde par la même stupeur, si bien que je commence à penser que plus personne n’utilise de cartes : peut-être le smartphone les a-t-il supplantées, comme les plates-formes de streaming ont mis fin aux CD, sans que je m’en aperçoive ? J’en serais bien contrarié, car j’aime ces grandes cartes suffisamment détaillées pour se passer de guide, et qui permettent de voyager sans quitter son bureau. Un détour par un tabac-presse nous rassure : l’habituel présentoir est bien là, et nous repartons avec l’indispensable sésame « pour découvrir des régions d’exception », dixit la carte elle-même.

 

À l’heure dite nous voici dans le mas où nous avons loué un studio. Est-ce parce que je fais spontanément part de ma satisfaction d’avoir, juste avant le départ, accompli ma contribution à l’effort de sauvetage national en recevant ma première dose de vaccin, que l’accueil est si froid ? Un mouvement de tête manifestement désapprobateur me laisse pressentir les polémiques à venir… Toujours est-il que notre hôtesse s’éclipse rapidement, ce qui n’est pas grave, sans rien nous montrer de notre logis provisoire, ce qui s’avèrera plus gênant.

Avant le couvre-feu qui tombe à dix-neuf heures, nous filons rôder du côté de l’étang de Cacharel : c’est un site que je connais mal (la partie est du parc régional, du côté de Salin de Badon, m’est beaucoup plus familière), mais qui semble, sur la carte, attrayant.

 

Premiers pas sur la piste. Trois flamants avancent en tanguant très lentement dans l’eau peu profonde et le temps aussitôt change de tempo. On passe de la frénésie automobile à la marche lente comme, dans les comédies musicales, de la marche à la danse. Marcher ici, c’est comme danser. Tout s’apaise, se simplifie : le premier plan, une étendue de glaise gris-bleue ornée de traces d’oiseaux, valse avec le dégradé flou de l’arrière-plan, cet à-plat bleu-gris de l’eau ponctué des silhouettes claires des flamants et bordé à l’horizon par le liseré sombre de la côte et par le ciel qui semble refléter l’eau de l’étang, plutôt que le contraire, dans une mise en scène vertigineuse qui ravirait un poète baroque.

On marche jusqu’à l’eau à travers les salicornes. Premières sternes, premières avocettes, premières spatules blanches (d’un blanc un peu crème, couleur samoyède) qui me font m’exclamer, me rappellent d’heureux souvenirs ornithos, et me donnent envie de passer toute la soirée au bord de l’étang (quel sens le couvre-feu de dix-neuf heures prend-il ici ?). Ça sent cette fois fort et bon la vase et l’algue.

On regarde la pêche immobile des flamants qui, la tête presque toujours immergée, tracent leurs calligraphies irréelles et très précises sur ce fond de mirage. De temps à autre un flamant relève la tête, fait le beau, et cet oiseau aux pattes trop longues, au bec tordu, chez qui seuls les juvéniles sont correctement proportionnés alors que les adultes semblent des adolescents dégingandés, devient incroyablement gracieux. En voici un qui est occupé à faire sa toilette, les plumes rose bonbon ébouriffées ; un autre redresse la tête et pousse un cri rauque, profond, sauvage. Bruits du vent. Rouge orangé et bandes noires, un mâle sans doute en parade vole au-dessus de nous, révélant tout l’éclat des couleurs cachées quand les ailes sont repliées.

On a beau être tout près des Saintes, quand on voit ces images, quand on entend ces cris, on est au bout du monde. Dans l’arrière-plan, les taches noires des grands cormorans alignés. Avec son liseré noir et son plumage ivoire, l’avocette en vol est un chef d’œuvre d’élégance qui vaut les meilleures estampes. Passe un vol de flamants qu’Élodie trouve très « alphabétiques », avec le cou en S, des V et des N avec les pattes.

Odeurs de mer. « Dans ces moments-là, mon végétarisme pourrait presque flancher devant un plateau de fruits de mer, dis-je – avec des bulots, par exemple, pas quelque chose de raffiné mais de brut qui me donne l’impression de manger comme les goélands. » Je pense alors à mâchouiller la salicorne, dont je ne suis pas certain qu’elle se mange : je découvre que c’est un condiment exquis, avec un goût végétal discret qui ne reste pas en bouche et une acidité douce de cornichon ; j’en brouterai à loisir tout au long de ce bref séjour et, relisant plus tard ces notes, je ressens encore dans la bouche ce goût qui me relie à ces rivages…

Passe une mouette, suivie d’un cormoran d’assez petite taille qui est sans doute le cormoran huppé, Phalacrocorax aristotelis (le héros de mon premier livre D’un hiver à un autre). Passe le temps sans qu’on s’en aperçoive. Comme on craint cependant le couvre-feu, on repart bien trop tôt avec, en tête, l’idée de revenir ici dès le lever du jour.

 

*

 

La nuit est tombée sur le mas. On écoute les bruits de la nuit, les derniers oiseaux, les chevaux qui s’ébrouent près de la terrasse, quand une coupure d’électricité nous plonge dans le noir. Élodie, percevant ma panique à l’idée de devoir demander de l’aide, a déjà fait taire la sienne pour agir, et la voici qui, le visage masqué et armée d’une lampe de poche, frappe à la baie vitrée de la maison voisine, qui est la seule éclairée mais où la sonnette ne répond pas. Il faut croire que nous ne sommes pas encore tout à fait habitués aux faces de braqueurs que nous donnent nos masques : les voisins, terrifiés de voir apparaître la tête pourtant débonnaire d’Élodie, croient à une attaque, et l’envoient paître sans ménagement (ils reviendront s’excuser par la suite). Notre hôtesse, alertée, nous soupçonne d’avoir effectué des branchements anormaux, car une chose pareille ne s’est, dit-elle « jamais produite ». Comme elle ne semble pas savoir ce qu’est un tableau électrique, Élodie lui vient en aide et se voit attribuer un diplôme d’électricienne.

Ces infimes anicroches du voyage, oubliées sitôt que vécues, je ne les fixe que pour ce qu’elles disent du contexte, de nous tous, de nos dénis, de nos peurs, de nos façons d’agir ou de nous défiler… Voyager, même aussi humblement et confortablement que nous le faisons cette fois, c’est toujours s’exposer, et prendre la température du pays (pour l’heure, je dirais : une légère fièvre à surveiller de près).

 

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