Une porte rouverte (Camargue, mai 2021)

 

 

2.

En contact

 

 Camargue0521 03

 

Il est sept heures lorsque nous arrivons au bord de l’étang. Le lieu n’a plus rien à voir avec ce qu’il était hier soir, d’une part parce que le soleil de face modifie complètement la lumière, et d’autre part parce que l’eau a tout envahi. Le vent emporte les paroles. On marche sur la boue craquelée qui garde longtemps l’empreinte du passage des bêtes, et l’on s’étonne de voir que les chevreuils fréquentent ce rivage où on ne s’attend pas à les voir.

Passent les échasses blanches, les spatules, les tadornes de Belon, les rares nuages, les cris rauques, le vent.

De nouveau on regarde pêcher les avocettes, embusqués dans les salicornes, ainsi qu’un groupe de juvéniles au plumage marron tout ébouriffé qui attendent d’être nourris. Puis on remonte très lentement la piste à l’écoute des rousseroles effarvattes et de la turdoïde au chant de batracien – qu’on entend beaucoup, qu’on ne voit que brièvement émerger des joncs ou du fouillis des tamaris. On découvre la bouscarle de Cetti, une sorte de fauvette des marais de couleur brune, avec un sourcil blanc bien marqué, dont le chant est une phrase très sonore, répétitive, explosive, très remarquable. Le chant d’appel du grèbe castagneux fait quant à lui une nuée vaporeuse, une série de notes aigües, précipitées, qui s’envolent…

 

On fait en voiture le tour du Vaccarès, s’arrêtant pour admirer les cartes en relief tracées dans les boues desséchées, les rassemblements d’ibis falcinelles dans un champ inondé (de loin ils semblent noirs mais ils sont acajou avec des reflets verts) ; on salue les chevaux blancs, les taureaux noirs, les collines de sel. On suit la route au hasard jusqu’à la plage de Piémanson, d’où l’on repart assez vite à cause du vent et de l’alignement des voitures et des caravanes. On s’égare, on cherche en vain un départ de sentier qui semble inaccessible et puis, après bien des détours, on débouche sur la digue à la mer.

 

Longue et lente marche sur la digue à la mer : marche à pied en mer, marche en mer sur terre ; puis on s’arrête dans le repli d’une petite crique jonchée de coquillages, et l’on s’allonge face au vent sur un lit de salicornes…

 

Écrire avec le vent – jamais contre, ou bien tout contre, avec lui, en contact.

Écrire avec les salicornes, avec leur goût de cornichon salé dans la bouche, en contact.

Écrire avec le sable, le sable si précieux en formation dans cette crique en cet amoncellement de petites coques et moules minuscules qui, si l’on attend mille ans, deviendra sable fin, et auquel je rajoute mes propres coquilles, mes ratures, mes pattes de mouche, en contact.

Écrire avec l’écume qui tremble et parfois s’envole, mousse légère au pourtour de la crique, là où l’eau de l’étang vient laper le rivage, en contact.

Écrire avec la tique rouge qui traverse le carnet et trace sa propre ligne invisible sur la page, en contact.

Écrire avec l’eau dorée de l’étang de Vaccarès, l’eau saumâtre, étale, peu profonde et pourtant puissante qui s’avance sans bouger vers la digue qu’elle érode insidieusement, à force de contact.

Écrire avec l’horizon, ce cercle qui n’encercle pas, cet enclos sans piquets ni filet qui nous ouvre au grand tout, au grand rien, au grand vide avec lequel il remet l’esprit en contact.

Écrire avec le soleil affolant qui irise les vagues de liserés turquoises, qui transforme en banquise la montagne de sel, qui fait tourner la tête et finalement oblige à baisser les paupières, à son contact.

Écrire avec les sternes pierregarin qui pêchent, un poisson attrapé toutes les cinq tentatives environ que parfois elles avalent, que parfois elles emportent on suppose vers leurs petits restés au nid, que parfois elles donnent à un congénère, et le contact de leurs becs en plein vol pour l’offrande produit alors une petite étincelle.

Écrire avec les flamants, patiemment, en filtrant les images éphémères apportées par les flots, immobile, à fleur d’eau, comme ces nuages qui là-haut ne bougent pas alors qu’au sol tout tremble, pressentant, préparant, retardant un envol qu’on souhaite spectaculaire, en contact.

Écrire avec toi qui, après avoir fait de même, t’allonges à ton tour parmi les salicornes au soleil et te laisses bercer par le vent, l’eau, le soleil, les sternes et les flamants (la tique je te l’épargne) ­– et puis pour l’envol, pour l’envoi, cesser d’écrire et, tactile, olfactif, gustatif, marin festin amoureux, ne plus être que contact…

 

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