Une porte rouverte (Camargue, mai 2021)

 

 

3.

La Capelière

 

Camargue0521 taureaux

Parmi tous ces passages obligés de l’observation naturaliste en Camargue, le site protégé et aménagé de la Capelière est celui où j’ai probablement passé le plus de temps, à tel point que je crois connaître à peu près par cœur cette petite boucle d’à peine deux kilomètres ponctués de quatre observatoires où l’on traverse successivement la forêt, la pelouse, les sansouires et les roselières en un condensé des paysages camarguais qui évoque presque les dioramas des Muséums.

On tourne et retourne sur ce chemin sans aucune nostalgie, c’est-à-dire sans aucun retour douloureux du passé, et même sans aucun vrai retour du passé. C’est là probablement le point le plus étonnant de cette escapade que je m’étais imaginée périlleuse : le plaisir d’être là est si vif, après les confinements successifs et toutes les incertitudes liées à la situation intime et sanitaire, que j’en oublie hier, ou qu’il ne me pèse pas. Tout me paraît nouveau, différent en tout cas de ce que j’ai connu – et même la Capelière où, pourtant, je fais peu ou prou les mêmes choses que d’habitude.

On tourne et on retourne autour de l’étang. On pénètre dans un observatoire, où le nombre de personnes est limité pour cause de pandémie, comme on pénètre dans une église. Chacun murmure ou se tait. On échange avec des inconnus équipés de lourdes jumelles Leica ou de monumentales Swarovski des informations dont le caractère confidentiel n’échapperait à aucun espion infiltré du Mossad ou de la CIA. Il me faut faire attention à ce que je dis, attention à ne pas confondre deux sous-espèces car le moindre passant ici semble avoir un diplôme d’ornithologie en poche…

Aujourd’hui comme hier, on fait la liste des espèces observées : plusieurs coucous posés, en vol, ainsi qu’un couple de coucou-geais (c’est une vire-langue) ; des hérons cendré, pourpré et bihoreau ; un couple de nettes rousses ; quatre ou cinq cigognes blanches ; un vol de rolliers d’un bleu électrique extraordinaire que j’attrape aux jumelles avec un vif contentement, car c’est la première fois, et une huppe fasciée ; des rossignols, partout, et des échasses blanches, des canards colvert, un pilet ; des rousserolles effarvatte et turdoïde, la bouscarle, le rossignol ; une petite tortue aussi, mais ce n’est pas un oiseau, et des sangliers seulement entendus…

On apprend aussi à reconnaître ces herbes, arbustes ou arbres si exotiques pour qui vient de Savoie : le peuplier blanc, la garance voyageuse, le faux indigo (une espèce invasive qui s’est répandue autour de la Méditerranée, mais que les Indiens d’Amérique buvaient ou fumaient), ainsi que la cardère sauvage (ou cabaret-des-oiseaux) et ces iris (ou lys) jaunes qui bordent l’étang.

Comme nous sommes installés dans l’un des observatoires et que nous avons repéré le coucou-geai, je donne à un quidam les indications pour le repérer et celui-ci, à son tour, transmet l’information à sa compagne en désignant les iris jaunes. « Tout de même, dis-je à Élodie, ces ornithos font preuve, pour désigner la flore comme la faune, d’une précision qui montre qu’ils s’intéressent à l’ensemble de l’écosystème et pas seulement aux oiseaux, tu ne trouves pas ? Il n’a pas dit fleur jaune, comme l’aurait fait n’importe qui, mais bien « iris ».

̶  Là, tu idéalises, car je me suis justement fait la remarque inverse : il a dit fleur jaune, alors que pour les oiseaux il était rigoureux, ce qui montre au contraire une appréhension morcelée de la nature ».

De fait, l’ornithologie, comme la musique, la littérature, la course à pied, l’escalade ou le bouddhisme tibétain, se dévoie facilement à mesure qu’elle devient une spécialité, voire une identité, ou une monomanie. Il est facile et justifié de se moquer de ces ornithomanes à la poursuite d’une « coche » (on coche la nouvelle espèce observée, comme pour moi le rollier tout à l’heure), qui dédaignent les espèces communes et ne prennent plus le temps de rien regarder. Si la pratique de l’observation naturaliste a une vertu, c’est d’abord de nous permettre d’établir avec la nature un lien fait d’intelligence et de curiosité ; sinon, elle n’est qu’un noble passe-temps. D’une façon générale, je pense qu’il est préférable d’avoir plusieurs monomanies (mon professeur de lettres au lycée du Parc, M. Junod, avait dit de moi naguère que j’étais « polymonomaniaque », ce qui m’avait semblé juste et plaisant); cela évite de s’enfermer, tout en maintenant une certaine intensité dans ce que l’on fait.

On poursuit cependant l’escapade en allant au hasard le long du marais de Grenouillet vers la Tour du Valat (qu’on ne visite pas). On fait à pied, dans les broussailles et les joncs, le tour des champs inondés où le riz commence tout juste à lever. Sauts de grenouilles, vrombissements de libellules, puis on se retrouve face à face avec une trentaine de têtes noires et cornues. Les taureaux, dont nous sommes heureusement séparés par une solide clôture de fil de fer barbelé, nous dévisagent avec stupeur (ce coin de broussailles n’est probablement pas le plus fréquenté de Camargue), avant de partir en une course dans l’eau dont la beauté et la sauvagerie m’évoque les cavalcades des westerns classiques, Red River par exemple. On a beau être vacciné contre la Covid-19 et les clichés touristiques, voir ces taureaux à la robe luisante bondir ainsi en mugissant laisse pantois d’admiration.

Plus tard, plus loin, sur la berge de l’étang de Cacharel où nous finissons la journée, des gardians font pareillement galoper un troupeau de chevaux camarguais pour qu’une dizaine de touristes équipés de gros objectifs puissent les photographier. L’image est belle, mais a perdu son caractère sauvage et inattendu.

Il fait encore chaud, on est comme saoulés de lumière. Les flamants continuent de pêcher sous les rares nuages. On décide de faire fi du couvre-feu, cette fois (personne ne passe plus ici à cette heure), et de rester embusqués dans les salicornes jusqu’à ce que le soleil disparaisse…

 

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