L’instant est précieux
Rimski et moi mêlons nos ombres aux longues ombres des arbres et des vaches dans le grand pré d’en haut où s’étirent aussi, en cette fin d’après-midi de la mi-octobre, les ombres discrètes des souvenirs : un petit garçon avec un grand cerf-volant, une chienne couleur sable qui court en aboyant parmi les feuilles, le même enfant réclamant les bras de son papa « parce que je suis petit », un troupeau de cerfs, des renards, des sangliers, un oiseau mort ou l’ombre de ma mère…
Ce que j’ai aimé plus que tout en ce lieu, et qui m’a décidé à venir m’y installer il y a quatorze ans, c’est d’abord cette atmosphère d’alpages, ce grand champ relativement plat où carillonnent les clarines, et l’extrême douceur de la lumière dans la hêtraie en contrebas. C’était tout un monde en miniature offert ici à portée de bottes, et sans trop d’efforts. Il serait idéal, pensais-je, pour les enfants. Il reste idéal pour l’enfant que je promène en moi, ou que Rimski promène accroché à sa laisse.
Rien n’a changé : les clarines, le soleil de face, les grands nuages amassés sur Belledonne, le vert jaune des châtaigniers chargés de bogues, le ballet des geais et des grives, et l’extrême plaisir que je prends à traverser et à nommer tout cela. L’enfant en moi ne change pas, lui non plus, bien plus durable et mieux protégé des déchéances adultes que ne le sont les enfants ordinaires puisque lui vivra, je crois, jusqu’à ma mort.
On dévale à présent le chemin du bois jusqu’au champ d’en bas, Rimski indifférent à mes rêveries mais obsédé par les odeurs des bêtes qui nous ont précédés. Un enfant, un vrai, ne pourrait pas le promener, car il faut pour le retenir toute la modeste force de l’adulte que je suis quand même aussi. Les bogues tombent parmi les feuilles. Nos ombres s’allongent. Je sais que l’instant est précieux, alors je m’arrête, je me tais et je tends l’oreille.
Cri aigu d’un rapace. Cri rauque d’un geai. Rumeur d’un tracteur sur la colline en face. Lents nuages qui filent au-dessus des châtaigniers. Rimski creuse en ahanant. Un chien aboie au loin.
