Vigie, octobre 2021

 

 

 

Octobre triomphant

 

 

 octobre2021 12

 

 

Le mauvais temps annoncé n’a été que le coup de semonce d’une pluie d’un jour après laquelle l’été indien chatoie de plus belle. Quelque chose cependant a changé. Sur le sentier jonché de bogues le chien avance très lentement, comme un funambule pas très sûr de lui sur son fil. Il choisit spontanément de prendre le détour qui passe par les ruches à travers le grand pré plutôt que d’affronter ce supplice des épines dans les coussinets. Chaque nouvelle chute de châtaigne le met en alerte comme s’il s’agissait d’une bête.

L’odeur qui monte du tapi des feuilles a changé, elle aussi, à la fois plus forte et plus fraîche, plus végétale, plus automnale encore, avec des fragrances de noix écrasées et de mousse fraîche traversées parfois par des relents d’étable ou de goudron. Comme ces parfums naturels qu’Élodie et moi avons appris au début de ce mois à élaborer auprès de Nicholas Jennings, à Saint-Guilhem-le-Désert, elle a trouvé son équilibre : une goutte de mousse ou de tilleul en plus ferait tout basculer, il faut s’empresser de noter scrupuleusement la recette pour en remplir un flacon en lequel sera capturé vivant le souvenir d’octobre, car les odeurs, c’est prouvé et je l’ai lu hier dans Le Monde, fixent la mémoire (« Les neurosciences valident l’idée que l’odorat fait effectivement voyager dans le temps » : « La vue et l’audition sont associées à des zones « spécialisées » qui ne font rien d’autre qu’interpréter l’information visuelle ou auditive. Pour l’odorat, c’est différent : l’information est traitée dans la région du cerveau nommée « système limbique », également responsable de la mémoire, de l’apprentissage, des émotions et de la récompense. Elle va directement stimuler ces zones. » Le parfum, une machine à remonter le temps, Lionel Paillès, publié le 29 octobre 2021.)

C’est tout l’automne en fait qui a trouvé son équilibre, précaire, on le sait, mais qui semble parti pour se maintenir encore quelque temps. On s’en inquiéterait presque : quel coup de tonnerre va venir déchirer une si rutilante insouciance ? Quelles tristesses suintent dans les marges, quels drames cachés dans le hors-champ, que je n’ai pas sentis venir mais qui vont tout bouleverser ? – Je songe ici à l’ouverture idyllique de Sonate d’automne de Bergman, dans mon souvenir un lent travelling sur un jardin ensoleillé après lequel la caméra pénètre à l’intérieur d’une belle demeure pour deux heures de déchirements effroyables au sortir desquels le jeune homme que j’étais ne pouvait plus prononcer une parole, je m’en souviens, et je me souviens aussi de l’errance qui avait suivi sur les quais de la Seine que je ne voyais même plus…

Dans les bois cependant, la lumière surprend, soudain si avenante, comme au début du printemps. Il faut lever la tête pour constater que les cimes des arbres ont été presque entièrement effeuillées.

De loin Rimski salue les ânes de la Martinette, se met en position de jeu et lance un aboiement jovial auquel ils ne répondent pas. Je lance quant à moi un salut aux voisins modulé à peu près sur le même ton, mais auquel ils répondent.

Du soleil plein les feuilles, des dorures partout, ce ciel d’un bleu brillant et profond qu’on ne voit jamais en été : on peine à croire, quand on vit dans un si bel endroit en un si beau moment, que ce pays pourtant est traversé par tant de haine, de crispations, de bêtise, de frustrations qui fermentent et montent à la tête, avec une extrême-droite à 40% (ou peu s’en faut), et des foules déjà qui espèrent l’advenue d’un nouveau Führer à tête de vampire – c’est peut-être cela, la menace embusquée. On a beau se répéter que le pire n’est pas toujours certain, force est de constater que l’on file collectivement un mauvais coton, que l’on file surtout droit dans le mur.

Les travaux de la nouvelle écluse cependant sont finis. La chute du Gelon a laissé place à une cascade qui semble plus modeste, et l’eau limpide a remplacé la boue des travaux. Les plaies ouvertes par les pelleteuses se referment, le lieu va retrouver son calme et toute sa beauté. Peut-être en sera-t-il de même pour le pays, après (ce serait mieux avant) la prochaine catastrophe ? – Je tente comme je le peux de chasser de ma tête l’image des cohortes racistes, misogynes, homophobes, etc., que ma paranoïa me laisse à présent deviner dans la pénombre du sous-bois (Jean-Jacques aussi, après tout, voyait ses ennemis jusque dans ses promenades), toutes prêtes à me caillasser, à jeter mon chien dans le caniveau et ma personne dans un camp, pour ne regarder que ces grands arbres qui lancent leurs branches nues à travers le ciel bleu.

Allez, couchée mon âme, tout ira bien ! S’ils reprennent le pouvoir et te veulent du mal, on restera cachés et tu n’aboieras pas jusqu’à ce que ça se calme…

Quel calme, ici. Nos ombres passent entre les ombres protectrices des arbres. Marche, respire, regarde : octobre triomphant.

 

 

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