Vigie, octobre 2021

 

 

 

Le voyage immobile

 

Octobre2021 01

  

Profitant de l’absence momentanée de Rimski et pendant que Léo fait mine de travailler, Clément et moi retournons au cinéma.

Cette fois, après Serre moi fort d’Amalric et avant Illusions perdues et La voix d’Aïda, nous enchaînons trois films, soit tout de même près de sept heures passées sur les fauteuils heureusement confortables du cinéma Jean Renoir. Sept heures de voyage immobile.

Je raconte à Clément les séjours de cinéphilie obsessionnelle que je faisais naguère à Paris lorsque, jeune étudiant, je me rendais dans la Capitale pour pouvoir visionner certains chefs d’œuvre alors introuvables, puisque l’Internet n’existait pas, enchaînant jusqu’à huit ou neuf films dans la journée depuis la première séance de 10 heures aux Halles jusqu’à la dernière, après minuit. Antonioni, Fellini, Renoir, Cassavetes, Bergman se bousculaient dans ma tête. Je me souviens de Minnie & Moscowitz au premier rang du Ciné Action, le grain de l’écran et le micro qui se promenait dans le champ renforçaient cette impression d’être, non pas au cinéma, mais dans l’intimité d’une répétition théâtrale ; je me souviens de l’Othello d’Orson Welles et de ce malotru qui avait passé tout le film à répéter à voix haute : « Mais enfin, comment peut-on faire une connerie pareille ? – Et moi de finalement lui répondre, exaspéré et ne pouvant aller ailleurs car la salle était pleine : « Mais enfin, Monsieur, si vous n’aimez pas Orson Welles, que faites-vous ici et pourquoi restez-vous à m’emmerder jusqu’à la fin ? » Je me souviens de Love Streams visionné trois fois de suite dans le même cinéma, à peine le temps d’un sandwich. Je me souviens que j’étais si fatigué que, lorsque la locomotive de La Bête humaine pénétrait dans un train, je fermais les yeux en me disant que j’allais pouvoir dormir pendant la traversée du tunnel.

Je raconte tout cela à Clément entre deux séances.

Bientôt nous voici embarqués dans le bel animé du Sommet des dieux, l’adaptation de Taniguchi, qui me donne le vertige. Puis nous rions jaune et grinçons des dents devant l’excellent Eugénie Grandet, d’un classicisme épuré. On reste encore, à la demande expresse de Clément, pour le dernier James Bond. La salle est presque pleine, ce qui est normal et rassurant pour un film de pur divertissement un samedi soir. Contre toute attente, je me laisse prendre au jeu, savourant le générique qui pastiche les James Bond d’antan – moi, j’en suis resté à Gold Finger. Le méchant est fade, le scénario sans originalité, mais on voyage à travers les images immenses.

On rentre bien après minuit, on soupe en hâte, avec le sentiment d’avoir fait dans le temps et l’espace un grand voyage.

J’ai reçu l’autre jour un beau message d’une ancienne élève qui me raconte comment mes cours de Sixième lui ont fait aimer la littérature et le cinéma ; puissé-je transmettre à Clément ce goût des voyages immobiles.

 

 

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