Vigie, octobre 2021

 

 

 

Ma blanche catastrophe

 

 

 Octobre2021 07

 

 

Je ne voudrais pas que quelqu’un, en tombant par hasard sur les images de ce chien que je surnomme au quotidien « Beauté suprême » (ou, lorsqu’il descend les escaliers à ma poursuite, « mon avalanche ») et en lisant ces lignes où je fais souvent son éloge, pense qu’il n’y a rien de mieux que de posséder un Samoyède et se mette dans l’idée d’en adopter un. Disons-le très clairement : à moins d’avoir une immense propriété protégée par une barrière de 2,50 mètres de hauteur avec de solides fondations, de n’accorder par ailleurs aucune importance à l’état de la dite propriété et du jardin (un Samoyède creuse autant qu’une colonie de blaireaux), et de n’exercer en outre aucune autre activité professionnelle qu’éducateur canin à domicile, n’importe quel observateur extérieur arrivera à la conclusion suivante : le Samoyède est une catastrophe.

Une catastrophe intelligente, d’abord. Sa capacité à comprendre les ordres n’a d’égale que son obstination à ne les exécuter que s’il y trouve son compte. Il faut le voir réfléchir – vraiment réfléchir, tout juste s’il ne fronce pas les sourcils en se grattant le front – lorsqu’on lui donne un ordre, là où d’autres chiens agiraient par réflexe… Il faut le voir aussi marcher au pas, impeccablement aligné sur la jambe de son maître, s’il lui vient l’envie de goûter à une nouvelle friandise ; puis, se transformer en kangourou mordeur de laisse si la friandise n’arrive pas, ou n’arrive plus. On obtient cependant beaucoup du Samoyède par la bonne entente, la ruse, la douceur, la patience, et rien par la force (j’ai appris qu’un quidam qui avait voulu lui imposer un dressage violent a fini par se faire mordre – ce qui, compte tenu de la douceur légendaire de ce chien, est un sinistre exploit qui en dit long sur la brutalité qu’il a dû endurer). Même lui mettre le harnais pour partir en promenade peut se transformer en partie de cache-cache : comme, sur le moment, voir son maître lui courir après l’amuse davantage que de se promener, me voici à chaque fois, lorsque je suis las d’aller le chercher à quatre pattes sous la table ou dans un buisson, obligé de faire mine de partir en courant pour qu’il me rattrape et daigne se laisser harnacher (c’est sa façon à lui de me récompenser de ma ruse…). Quant à obtenir un rappel fiable en toute circonstance, j’ai fini par y renoncer. C’est d’ailleurs une chose désolante de devoir toujours maintenir en laisse cet animal demi-sauvage, mais c’est une nécessité car je ne vois vraiment pas ce qui pourrait le faire renoncer à poursuivre un chevreuil ou un mouton lorsque l’occasion se présente.

C’est une catastrophe ensuite parce qu’il est destructeur, comme beaucoup de chiens bien sûr, mais d’une façon logique, ciblée, implacable et prévisible. Si je m’absente après l’avoir fait jouer, ou bien sans l’avoir fait jouer, il ne saccagera pas l’ensemble du salon, non. Il sélectionnera habilement un objet personnel que j’aurai malencontreusement oublié (tant pis pour moi, le Samoyède apprend à son maître la vigilance), un livre, ma liseuse ou un vêtement, qu’il mettra consciencieusement en pièce. Il sait parfaitement que ce n’est pas bien, mais il estime que cela fait partie des gestes nécessaires à l’éducation de son maître, c’est-à-dire de son serviteur. Comme beaucoup de Nordiques le Samoyède a un caractère de chat – en plus dentu.

À propos de dents, les siennes sont longues et terribles. Qu’il s’en serve pour volontairement blesser un humain, et, dans le cas de Rimski qui n’est pas du tout dominant, blesser les chats lorsqu’il les poursuit – ou même ce mulot que, l’autre jour, on a pu tranquillement récupérer dans sa gueule, parfaitement intact, ce que jamais un chat ni la plupart des chiens n’auraient laissé faire. Je peux lui enlever sa gamelle pendant qu’il est en train de manger, ou même un os de la gueule (ce qui n’est pas à faire).

Malheureusement, le Samoyède aime jouer, aime les gens, et en ce qui concerne le mien, aime sauter sur les gens. C’est une très sale manie dont nous n’avons pas encore réussi à le déprendre, mais il est essentiel d’y parvenir. Hier, en effet, comme nous nous apprêtions à l’emmener en promenade, il a sauté à l’improviste sur Élodie, heurtant violemment son visage de ses dents. Le haut du front entaillé, le nez presque cassé, Élodie est restée sonnée, le bon chien ne comprenant pas pourquoi elle avait cessé de le caresser… Ce chien est un danger public.

Un danger public qu’il faut donc maintenir dans un espace privé bien clos, coûte que coûte. Malheureusement, depuis qu’il a profité d’un trou du grillage pour goûter à la liberté totale en coursant les brebis de Joël, je ne pense pas qu’il soit encore possible de le laisser libre dans le jardin en notre absence. Bien sûr on va réparer, doubler la clôture, mais s’il s’ennuie, s’il n’a pas eu son content de promenades (deux heures quotidiennes est un minimum en-dessous duquel on ne se risque pas à aller), toute son intelligence, sa force et sa souplesse seront consacrées à s’enfuir. Ainsi ai-je dû installer hier une sorte de tyrolienne qu’il a placidement acceptée et qui lui permet tout de même d’évoluer dans une bonne partie du jardin en toute sécurité.

Il faut cependant chaque fois ruser, contourner un à un les problèmes qui se posent. Le Samoyède est un sacerdoce – ce dont je ne doutais pas avant de l’adopter, car je suis lucide, informé, et j’avais anticipé (hormis les blessures d’Élodie) à peu près tous les tracas.

Ce que je n’avais pas anticipé, c’est l’invraisemblable attachement qui allait me lier à ma blanche catastrophe.

 

 

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