Vigie, octobre 2021

 

 

 

« Géographie du vide »

(dernières balises avant dissolution)

 

 

Octobre2021 03

 

 

Chaque jour, inlassablement, en cuisinant, en me lavant, en conduisant, en attendant les enfants devant l’école de musique, le collège ou le lycée, en travaillant ou en ne faisant rien d’autre parce que c’est une activité qui se suffit à elle-même, j’écoute Géographie du vide, le dernier disque d’Hubert-Félix Thiéfaine.

C’est un vieux compagnon de mes treize ans qu’HFT (ainsi que certains anonymes moins policés que moi le gravaient naguère au compas sur les tables du collège, et je me réjouissais de ces signes grâce auxquels je me sentais soudain moins seul), le premier qui (avec Higelin, avant Bashung) me rendît supportable le vacarme des guitares électriques associées à la batterie que l’autiste que je ne savais pas être peinait à endurer. J’étais venu à lui parce qu’il chantait avec impertinence le Rimbaud d’ « Une saison en enfer » et que ses textes, que j’ai rapidement pris plaisir à expliquer aux quelques paumés du collège qui l’écoutaient, étaient truffés de références savantes et de trouvailles verbales.

J’étais allé le voir à Nyon et aux Francofolies de La Rochelle en 1989, puis à Annecy en 1991, mais je n’étais pas parvenu à participer vraiment à cette sorte de fièvre du concert de rock : trop d’agitation dans la salle (j’étais évidemment agoraphobe), trop de décibels sur la scène, et je restai au bord, assez triste de ne pouvoir entrer dans la danse. J’ai néanmoins continué à acheter tous ses disques trente-trois ans durant, et à expliquer ses chansons aux camarades de classe devenus mes élèves.

On n’explique pas une fidélité. Dans le cas de Thiéfaine, il y a bien sûr une part de nostalgie – cette nostalgie partout présente dans ses titres, d’abord cachée par une noirceur au fond assez pudique (dans « Villes natales et frenchitude » par exemple), puis plus ouvertement assumée (« La ruelle des morts »). Je me souviens avoir regardé il y a quelque temps sur Internet une vidéo amateur de sa tournée des quarante ans filmée au Parc des Oiseaux (pauvres oiseaux !…) dans les Dombes : on y voit un amphithéâtre rempli de quadra et quinquagénaires extatiques revivant les émotions et les attitudes de leurs quinze ans… L’envie de réentendre pour la cinq-cent-quarante-deuxième fois « Alligators 427 » ou « Droïde song » et le désir de le faire découvrir à Clément n’auraient cependant pas suffi à me faire prendre des places, ainsi que je l’ai fait, pour Annecy et le Zénith de Paris. Il a fallu le choc de cette Géographie du vide.

On parle beaucoup, à propos de ce disque, de ses arrangements électro et de ses mélodies sophistiquées que d’aucuns jugent difficiles à suivre (alors qu’elles sont simplement ajustées au propos, avec ce qui convient de décalage ponctuel et de liberté musicale). Il me semble pourtant que, ce disant, on passe à côté de l’essentiel : c’est un grand disque sur la fin, un grand disque presque posthume (à mon avis, le meilleur de son auteur toutes périodes confondues) sur sa propre fin et sur la fin des mondes. C’est un grand disque funèbre et pourtant étonnamment lumineux (ceux de David Bowie, Leonard Cohen ou Angélique Ionatos anticipaient la fin en se vêtant de noir alors que celui de Thiéfaine est bleu pâle), dans lequel l’artiste parvient à me toucher parce qu’il s’y met peut-être plus à nu que jamais (ce doit être parce que « la fin nous passe l’envie de jouer au plus fin », comme l’écrivait Jaccottet). Je ne me lasse pas de cette envolée terriblement touchante de « Nuits blanches » : « Alors dans l’angle mort de mes visions futures / je te laisse en partant mon sourire le plus doux / mes larmes les plus tendres et mes tendres murmures »… Quelle douceur et quelle simplicité chez ce champion de la noirceur alambiquée et du troisième degré, et quelle touchante attention de cet artiste qui sait que ce disque et les deux ans de tournées qui s’annoncent sur fond de pandémie mondiale seront peut-être les derniers, de cet homme qui ne fait pas semblant d’avoir vingt ans alors qu’il a franchi le seuil de la septantaine, et qui se sait écouté et aimé par des cohortes d’inconnus. Je prends pour nous ces vers, cette tendresse, ces larmes.

Il y a paradoxalement beaucoup de soleil dans ce Thiéfaine final, même s’il ne sait « pas quoi en faire » et même s’il n’a rien perdu de son « inespoir » – il faut l’entendre chanter, en reprenant Hubert Reeves, qu’ « avec l’arsenal souterrain planqué à l’abri de [nos] lois, chacun des sept milliards d’humains peut être tué quarante-mille fois » (« Du soleil dans ma rue »). C’est là une des forces de l’ambiguïté poétique, des références religieuses, du mélange des registres et de la célébration entêtée de l’art (la musique – Kodaly, Mahler, Telemann – et la peinture surtout – Mantegna, Bellini, Delacroix, Rembrandt, Botticelli, ce n’est pas un disque mais tout un musée…), que de permettre à qui le souhaite de voir des issues et de la lumière là où l’individu Thiéfaine n’en voit probablement plus.

« Page noire », longue mélopée et premier titre diffusé, m’a aussitôt fasciné par son ton dépouillé qui colle si bien à l’urgence du moment : « Nous n’avons plus le temps d’imaginer le pire ». De fait, ces images du pire ne semblent plus relever de l’anticipation mais d’une lecture du présent. Il chante le pire, mêlant l’évocation des ravages intimes du temps (« plus le temps d’éviter à nos corps de sombrer ») aux maux de l’époque – même la pique lancée aux « joyeux banquiers » qui « cherchent un nouveau tambour pour battre le retour du veau d’or clandestin » échappe aux facilités de chansonnier critiquant le pouvoir en place pour prendre une dimension plus générale qui sonne juste. Au bout de ce long compte à rebours, les innombrables références bibliques fusionnent avec une image de science-fiction qui, là encore, me bouleverse, parce qu’elle laisse entrevoir l’impossible beauté d’une réconciliation : « quand les enfants-cosmos en visite à Paris caresseront les chevreuils aux sorties du métro » ; l’envolée finale de saxophone achève de m’emporter.

« En ma fin git mon commencement », c’est ainsi que commence la chanson suivante (« Fotheringhay »), puis « La fin du roman » (plaisamment mise en images avec un Denis Lavant laissé en roue presque libre face au chanteur enfermé dans un écran) : « Dis-moi comment écrire en chantant la fin du roman, heureux dans l’instant ». Mais je crois que quand on sait si bien chanter la fin, quand on en fait une telle source de renouvellement artistique, on est « heureux dans l’instant », comme il le sera sur scène dans quelque temps, et comme je le suis en réécoutant inlassablement cette « Fin du roman » (je la chante en fait à tue-tête dès que je suis à peu près seul) et en me réjouissant des mimiques de Denis Lavant autant que de la petite phrase finale jouée au synthé.

« Nuits blanches » est un autre sommet sur la ligne de crête de ce disque : une féérie musicale et verbale en équilibre parfait, dans laquelle Thiéfaine père & fils funambulent avec une grâce que je pensais réservée à Higelin. La fin ne se contente pas de « passer le goût de jouer au plus fin » : alliée à l’insomnie elle transforme le chanteur en peintre halluciné. Il n’y a plus de « domicile connu », mais « des visages austères qui ne reviendront plus » et qu’on célèbre pourtant, en même temps que la beauté de la lumière du matin qui « joue avec les vitraux »… Une féérie.

Digne descendante thiéfainesque et crépusculaire du « Champagne » d’Higelin, « Prière pour Ba’al Azabab » a d’abord été pour moi un obstacle à l’écoute du reste du disque, tant je peinais à passer aux plages suivantes. Sur le fond, on retrouve les habituelles visions extralucides de Thiéfaine, rehaussées par des arrangements foisonnants – mais l’explication finale, dans toute sa crudité à peine humoristique (« à quoi bon m’efforcer de chanter comme Orphée / maintenant qu’Eurydice ne me fait plus bander ! ») donne à cette « prière » tout son sens : « ô seigneur fou des bacchanales ne me délivrez-pas du mal »… La fin, sous toutes ses formes – contre laquelle s’insurge le désir de dire !

Rupture de ton plus rock et vers courts, avec « Eux » HFT en fait presque trop dans la démonstration de bonne santé artistique – le voici rajeuni de quarante ans, avec ce titre qui parle bien à l’adolescent enserré en moi, en nous, en tous ceux qui ont eu naguère et qui ont encore quelques difficultés d’intégration sociale ; mais on revient vite au cœur du propos avec « Reykjavik », qui semble la suite de « Nuits blanches » (« Et c’est une autre longue nuit qui commence »). Solitude de l’artiste perdu en pleine « géographie du vide », un peu avant, un peu après le grand passage, le grand oubli, au bord de l’entonnoir : « Et je suis là, je me demande en regardant les heures si je dois bien attendre ici ou repartir ailleurs… » Images du passé, fantasmes de la fin, images de l’enfance : un tourbillon après lequel on ne sait plus trop qui on est, en route « vers la folie » que l’on tutoie, en plein cauchemar (« j’entends des cris, j’entends des voix, réveille-moi…»). Saisissant.

« L’idiot qu’on a toujours été », avec ses faux chœurs, ses nappes de synthés, ses ruptures de tons,  n’est pas une chanson. C’est un oratorio grandiose, un « space opéra » ferréesque qui fait danser la mort puisque « la musique c’est la mort qui s’invite dans la danse & les mots sont des trous sanglants dans le silence »… Puis vient « Combien de jours encore », l’ultime sommet, qui relance le décompte des jours et souligne encore la cohérence de l’ensemble (avant le dernier rappel à mon avis plus dispensable de « Elle danse ») : « Combien de jours encore à regarder l’horloge / à regarder passer l’infini dans ma loge / combien de jours encore… »

Je ne connais pas d’autre chanteur vivant capable d’une telle ampleur, aucun capable de mêler l’intime et le cosmique, le profane et le sacré, le grotesque et le sublime, le désespoir et la ferveur, aucun capable d’emporter son auditeur aussi haut.

Le brouillard a envahi le paysage de ma fenêtre et j’écoute et réécoute Géographie du vide. Thiéfaine, ce soir, est mon église.

 

 

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