Vigie, mai 2022

 

 

Un rêve en forêt

 

 Vigie0522 15

 

Il fait si chaud qu’on est tenté de s’enterrer comme l’a fait Rimski, et qu’on peine à prendre au sérieux la liste de corvées qu’on s’était préparée. Sur les crêtes ne subsistent plus que quelques maigres névés. On n’ira plus à Valpelouse cette année, et pour longtemps sans doute, car la route s’est effondrée et les pouvoirs publics ne veulent pas faire les travaux nécessaires : les promeneurs ne rapportent pas d’argent, les bienfaits des balades en montagne n’ont pas de poids économique…

Je regarde les bois, puis je commence à m’affairer. Rimski ne comprend pas ces préparatifs que Patawa aurait immédiatement reconnus. Le sac à dos, le thé, les cordes, les mousquetons, le hamac, le carnet, la longue longe… Il s’inquiète un peu, puis il se couche pour patienter. Enfin nous sommes en route. Le chemin du Grand Creux n’est plus qu’une toute petite trace à travers les hautes herbes vibrantes de chaleur. On se glisse le long des tunnels de verdure éblouissante jusqu’au Nant de la Guire qui cascade bruyamment.

Ici on se sent attendu. Des ombres nous saluent. Une plante qui ne peut pas être une ortie me fait à la cuisse comme un choc électrique. Odeur de sueur et de sève. Dans le fouillis du ravin je choisis un replat qui me semble idéal. Je passe la corde autour des arbres, je déplie le hamac de randonnée que j’avais en Guyane, tout vert avec des motifs colorés de fleurs et d’aras, je le tends très près du sol par prudence, puis j’attache Rimski avec vingt mètres d’une longe accrochée en hauteur pour qu’il puisse patauger, gratter la terre, profiter du moment à sa façon. Il choisit d’abord de s’installer sous le hamac, me lèche l’oreille et les pieds, intrigué sans doute par cette étrange balade qui n’en est plus une puisqu’on s’est arrêté ; puis il part explorer, appelé par une odeur ou un bruit de bêtes.

Passe l’ombre d’un oiseau invisible.

On n’entend plus le geai de tout à l’heure aux vocalises erratiques, mais juste le fracas du nant.

Balancement léger du hamac et des feuilles. Les pousses vert tendre des épicéas semblent capturer la lumière, allumant par contraste des taches claires dans la pénombre.

Jeunes feuilles d’arbres jeunes aux troncs maigres en haut, bougeant dans la lumière.

Long silence.

Je bois du thé, je regarde les feuilles.

Allongé ainsi dans le hamac, je comprends mieux pourquoi j’ai, en un sens, si peu écrit pendant ces années de Guyane. Quand la pression du temps se desserre comme cela se produit si naturellement en pays tropical ou au bord de ce nant, écrire et vivre coïncident si bien qu’on pourrait presque se passer de paroles – ou que les paroles se font plus rares : juste un mot bleu papillonnant de temps en temps dans le sous-bois comme un morpho.

Des insectes voltigent dans la lumière. Le thé vert très infusé monte à la tête. Des stimulations électriques qui peut-être n’existent que dans ma tête me font guetter l’arrivée d’une troupe d’oiseaux qui ne vient pas. Les branches ploient mais, décidément, pas moyen de voir voltiger les petits singes saïmiris aux mains jaunes. C’est dans ma tête que ça stridule et que ça saute, ou bien peut-être est-ce l’écho du torrent qui se répercute contre les arbres et les rochers du ravin, donnant cette illusion de clameurs.

Puis je traverse un grand pont en faisant la baleine. Il y a du monde, beaucoup de monde, beaucoup de passants inconnus que j’écarte comme du krill en agitant un grand bâton en leur criant à tue-tête : « Je suis une baleine, je suis une baleine ! ». Je me mets ensuite à patauger dans une crique jusqu’à une sorte de chaumière d’où sort mon ami Franck, en smoking, avec un prospectus de Catherine Ribeiro aux Bouffes du Nord. Le prospectus est un peu défraîchi car Ribeiro ne chante plus depuis bien des années, mais je lui dis qu’il faut qu’il aille la voir au plus vite, que ce sera très beau. Dans le rêve, mon ami Franck ressemble beaucoup à Jean-Pierre Léaud. Il marche avec un air exalté, son prospectus rouge devenu rose à la main. Il cherche quelque chose qui, d’évidence, n’existe pas, et que j’ai oublié parce que Rimski m’a réveillé brusquement en me léchant le visage.

Quoi, c’est déjà la nuit ? Il faut lever le camp, dénouer les nœuds, ôter la corde. Je me suis endormi, une heure, un jour ?

Dans le lit du torrent je trouve le cadavre d’un assez gros oisillon et puis, plus loin, les restes d’un chevreuil.

Je rentre, à la nuit tombée, en repassant par les ruines et le Grand Creux.

17/05/22

 

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