Vigie, mai 2022

 

 

Le crépuscule de mai

(à propos du dernier livre de Werner Herzog)

 

Vigie0522 21

 

C’est chose étrange que de marcher dans cet air tiède des derniers jours de mai. Je ne l’écris pas pour faire mine de m’étonner de tout, avec cette fausse candeur qu’on associe à la poésie, mais parce qu’il y a réellement dans l’air du soir quelque chose d’étrange, de nouveau, de difficile à percevoir et à définir, peut-être parce que deux jours sans écrire et sans marcher se sont écoulés (deux jours pendant lesquels l’écrivain-promeneur a dû se mettre en retrait au profit de ses autres identités sans lesquelles il ne pourrait y avoir ni promenade, ni écriture), deux jours de césure, donc, qui ont suffi à métamorphoser un peu plus le paysage (voici le premier coquelicot, les premières gerbes de reines des bois en fleurs, les premiers bolets). Qu’on aille vers l’avant ou vers l’arrière, chaque pas nous conduit vers la nuit, vers juin, vers l’avènement de la pleine saison d’été qui est saison des conclusions puisque les fleurs donnent leurs fruits. On s’est repu de fraises puis de cerises. Ce sera bientôt le temps des noix et des pommes, le temps des figues et des prunes, finalement le temps des coings (le cognassier planté au moment de la mort de ma mère devrait beaucoup donner cette année).

Tous les hameaux résonnent de bruits de travaux. Jean-Marc refait la terrasse qui s’était effondrée, j’ai assisté à la livraison des poutres de Douglass qui sont si belles à voir et à toucher. Sur notre terrasse à nous qui tient encore, malgré le bois vermoulu, j’ai lu à voix haute, pour Élodie et les bêtes, Le Crépuscule du monde, le dernier livre de Werner Herzog. Il y raconte, à sa façon si suggestive, l’histoire vraie d’Hiroo Onoda, un soldat japonais qui reste caché pendant presque trente ans dans la forêt d’une île philippine en refusant de croire que la guerre est finie. J’ai du mal à trouver, parmi les auteurs contemporains que je lis avec application parce que les journaux, des amis ou les prix littéraires m’ont dit qu’ils étaient importants, des livres qui me parlent. Le plus souvent je les oublie très vite. Un livre peut être un chef d’œuvre, virtuosement écrit (il y en a quelques-uns), supérieurement pensé (c’est plus rare), sans pour autant que sa lecture me soit nécessaire. Je cherche des voix amies. Il y a beaucoup de gens très bien qui ne sont pas mes amis. Herzog, comme Nicolas Bouvier, Jaccottet, Jean-Pierre Abraham ou Kamo no Chômei, est mon ami. Je reconnais sa voix qui me touche aussitôt, comme m’avait tant touché son Chemin des glaces. Chaque fois que je relis ses livres rares (trois brefs volumes, Herzog est cinéaste plus qu’écrivain) je me dis qu’un livre écrit au plus près de la réalité sensible mais capable de la transfigurer en une matière littéraire dans laquelle la vision la plus onirique, la plus hallucinée, semble aussi la plus authentiquement vécue, reste supérieur à toutes les œuvres de pure fiction, car la fiction s’y trouve enchâssée dans la réalité d’une expérience qu’elle contamine, qu’elle rend trouble, qu’elle rend folle. Cette fois c’est toute ma Guyane rêvée et vécue qui s’est mise à danser dans les branches du tilleul d’en face. L’histoire alternative inventée par Onoda à partir de ses observations et des quelques bribes d’informations qui lui parvenaient parfois, m’a semblé plus cocasse et plus étonnante que bien des nouvelles de science-fiction. Rien de posé ni de verbeusement abstrait par ailleurs dans ces pages qui atteignent pourtant, les dernières surtout, un haut degré d’intensité poétique. Je m’y laisse emporter comme sur le radeau perdu d’Aguirre. C’est en outre un grand livre de voyage immobile, qui fait le lien entre le Népal d’Elodie et mes souvenirs du Pantanal (puisque l’expérience de Onoda se prolonge dans ces deux pays), et c’est surtout un grand livre de vigilance paranoïaque (puisque Onoda vit dans un état de guerre permanente, échappant à des embuscades et tuant des villageois), dont le mystère n’est jamais expliqué en termes psychologiques mais constamment donné à ressentir. Il rend ma réalité ordinaire plus intéressante à vivre et il me donne envie d’écrire.

J’écris donc, en cette fin de journée de cette fin de mai, comme on arrive au bout d’une aventure avant de repartir vers une autre. J’écris en transpirant au milieu des ronces et des orties géantes, accumulant des traces pour me prouver peut-être que ce monde étrange existe, a existé.

27/05/22

 

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