« L’amour en fuite »
« Toute ma vie, c’est courir après des choses qui se sauvent… »
Alain Souchon, « L’amour en fuite ».
Certains moments vécus en rêve, au hasard d’un parfum, d’un programme entendu à la radio ou à l’occasion de n’importe quel événement plus ou moins imprévu mettant en relation le passé et le présent, ouvrent parfois une brèche dans le temps qui en tarit provisoirement la fuite ou qui, au contraire, nous en rend plus conscient.
Retrouver ma mère comme je l’ai fait dans un des rêves de la nuit dernière ne devrait plus m’étonner, tant c’est devenu systématique depuis que sa disparition a dédoublé la ligne diurne de ma vie en une autre, nocturne, onirique et plus insaisissable où sa mort ne figure presque pas ; mais la retrouver ainsi, dans notre appartement de Chambéry-le-Haut entièrement refait et encore en travaux (écho probable des travaux à venir dans les maisons nouvelles de mon père et d’Élodie), avait de quoi m’émouvoir. Le souvenir du rêve me reste en tête, bien plus vrai que nombre de souvenirs de la « vraie » vie. J’ai remonté quatre à quatre l’escalier en colimaçon, constatant avec stupeur qu’on avait modifié les hauteurs de plafond, que les étages n’étaient plus aux mêmes endroits, qu’il y avait des pierres apparentes à la place des murs lisses, et que le couloir qui menait à notre porte d’entrée était envahi par une fuite d’eau gigantesque que mon père prenait à la légère en disant que c’était parce qu’il avait tiré la chasse ; puis nous nous sommes retrouvés tous ensemble autour de la table de la cuisine, avec la même toile cirée et le même voilage orange qu’autrefois, et une joie immense que je ne savais même pas être causée par l’absence.
Je rentre du travail pour promener Rimski, et comme souvent j’allume la radio. Je reconnais aussitôt la voix de Jean-Pierre Léaud dans Domicile conjugal, ou bien L’amour en fuite – un des films de la série Doinel, en tout cas, auxquels l’émission est consacrée.
Les souvenirs derechef remontent en pagaille, mêlant des images de films, d’Out One de Rivette ou de ceux de Truffaut, avec des séquences personnelles remontant à ce temps inconcevable où, à treize ou quatorze ans, je lisais le gros volume de la correspondance de Truffaut (avec un œil aussi sur celle qu’entretenait Josette avec Agnès car j’étais fort curieux de ce qu’elles disaient, et assez peu gêné par le fait que ces lettres ne m’étaient pas destinées…). L’émission se termine par la chanson de L’amour en fuite. Si mes yeux sont rouges lorsque je rejoints Rimski (qui dort profondément, allongé sur le dos contre le mur de la maison, et se contente de s’étirer en soupirant lorsque je m’approche du portail), les graminées n’y sont pour rien. (Cela prouve une fois de plus qu’une chanson dont le texte est faible – même en me permettant des retouches, je peine à en extraire quatre vers susceptibles de supporter la lecture – peut toucher.)
Je traverse une fois encore le hameau de La Martinette, avec en tête cette image de jeunesse faussement éternelle, figée sur la pellicule seulement, que Léaud incarnait si bien. Il vit en moi, cet Antoine Doinel qui ne peut pas vieillir.
Je sens que l’heure est grave – pas triste, non, mais grave. Je sais maintenant qu’Élodie va bien venir s’installer dans cette petite maison aux volets bleus que je dévisage en passant. Comme naguère lorsque j’écrivais L’éloignement, je sens qu’un cycle s’achève et qu’un autre commence, que l’on quitte le temps des « préliminaires » pour ce que j’avais appelé celui de « l’habitation ».
Quand on marche en montagne, il y a toujours un moment où on arrive sur un promontoire, un col, un sommet, et où l’on regarde en arrière le chemin parcouru. On s’étonne d’avoir tant marché, on a le vertige, et l’on se demande si le chemin du retour sera aussi long, aussi beau – on se rassure en se disant qu’on a encore tout le sentier des crêtes à parcourir avant de redescendre, mais un but est atteint qui nous fait ressentir avec une acuité particulière l’éphémère de nos vies. C’est souvent dans ces instants-là qu’on remarque l’orage qui s’était amassé au-dessus de nos têtes – et, de fait, après la petite pluie d’hier le temps est resté menaçant.
Regardant encore la maison aux volets bleus (j’ai d’abord dit par erreur : « aux yeux bleus », tant elle me semble vivante), je songe à tout ce qu’il a fallu vivre pour arriver jusqu’ici, à tout ce qui a été perdu surtout, à ce qui reste à perdre. Je sens que, maintenant, tout va s’accélérer encore, et je voudrais freiner. Je sais qu’on va retrouver un temps la fièvre heureuse de l’installation, des travaux à accomplir, on va refaire des plans pour la cuisine, abattre des cloisons peut-être, planter des clôtures pour protéger les plantations des chevreuils, aménager ce nouveau lieu qui sera celui d’Élodie mais où je viendrai également. En parallèle, au même moment, mon père fera de même dans sa maison de Cognin, puisqu’il a eu le courage et l’habileté de ne pas se satisfaire de son appartement chambérien en se lançant dans l’aventure d’un nouveau déménagement. Cela nous occupera un moment, prolongeant le temps transitoire des « préliminaires » (ce terme renvoie pour moi aux enseignements bouddhiques – en l’occurrence aux centaines de milliers de récitations de mantras avant lesquels on ne peut prétendre à certaines initiations, et encore moins à atteindre l’Éveil !).
Puis les enfants vont partir pour de bon. Il y avait bien des raisons de s’en réjouir, d’être impatient même (impatient surtout de voir Léo sortir de sa torpeur pour, on l’espère, chercher à se trouver une place dans le monde en donnant sens à sa vie) ; mais au fond, on avait perdu de vue le caractère inéluctable, et donc tragique, de ces départs. Je regarde avec douleur ce qui nous reste à perdre – et puis, je me détourne. « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement » , disait La Rochefoucauld ! Parmi ces choses à perdre, il y en a certaines que je ne peux pas évoquer, auxquelles je peux à peine penser même et seulement de biais, comme on regarde la lumière du soleil non en fixant l’astre mais en observant ses effets dans les miroitements de l’eau. Je me tais, je laisse le Gelon et les oiseaux chanter, la lumière miroiter.
L’autre jour en rentrant, Léo, pour la première fois depuis sa décision d’arrêter la musique, a repris l’accordéon et rejoué « Impasse ». J’ai pris soin de ne pas laisser voir l’émotion qui m’a alors envahi avec la même intensité qu’au sortir du rêve de cette nuit ou en entendant tout à l’heure la chanson de Souchon. Je ne sais pas pourquoi Léo, à ce moment-là, a éprouvé l’envie de reprendre l’énorme Pigini : peut-être les sent-il, lui aussi, ces secondes qui glissent entre ses doigts et la fragilité infinie de sa jeunesse qui, si tout va bien, sera morte lorsque Rimski sera vieux ; peut-être est-ce pour cela qu’il n’arrive pas à travailler et reste dans sa chambre des jours durant, comme pétrifié par quelque mauvais sort ?
Rimski soudain tire sur la laisse et aboie à cause du chevreuil qui vient de nous passer sous le nez. Il est ma drôle d’horloge à poils blancs à laquelle on s’attache et qui rend bien tangible l’écoulement du temps. Combien de tours encore avec lui sur ce chemin de La Martinette ? Qu’est-ce qu’on va devenir quand on aura perdu tout ce qui nous est cher, tous ceux qui nous sont chers, et que nous serons seuls ? En nos maisons proches mais distinctes qui ne seront jamais des cages, on fera tout pour ralentir la fuite. On plantera. On inventera des parfums neufs. Avec ce temps qui décompose on composera des livres pour défier la mort.
Ainsi parlais-je, en ce lundi matin d’orage et de morilles (deux petites ramassées finalement), pendant qu’en face, à Sainte-Marie-du-Mont, depuis le bureau de la mairie où elle travaille, Élodie prépare les chapitres à venir.
16/05/22