Entre deux averses
Rentré du travail vers onze heures, j’ai différé la promenade rituelle pour mettre au propre et au Net les notes de mon journal d’avril. Je pensais n’en avoir que pour quelques instants, mais ce n’est que trois heures plus tard que je suis ressorti de ma cave, plus hébété qu’au sortir d’un rêve. Rimski m’attend devant la porte, tout trempé. L’odeur de la terre et des fleurs mouillées me saisit. Il a donc plu ? Un grand coup de tonnerre me répond : ce n’est qu’une accalmie ! Je m’empresse de repartir sur le chemin de la Martinette.
Tonnerre. Contraste marqué entre le gris très sombre des nuages au-dessus de Belledonne et le blanc éclatant du côté de la Chartreuse. L’air tiède est saturé d’odeurs : odeur du goudron mouillé quand on traverse les Landaz, odeur presque excessive des pissenlits épanouis, odeurs de terre, d’orties, de fourmis et d’humus. Le chemin est barré par deux voisins occupés à couper des noisetiers. « Bon élagage ! », dis-je à Monsieur Landaz, qui, par réflexe, par distraction, par facétie ou parce que le bruit de la tronçonneuse a couvert ma voix, me répond : « Vous aussi ! » Je tente de considérer ma promenade comme une activité d’élagage : c’est vrai, en un sens, que j’élague, ne cessant de sélectionner parmi toutes les sensations qui me débordent comme noisetiers en mai, celles que je pourrai dire, usant ainsi des mots pour tailler dans les choses vécues et, je l’espère, mieux y voir.
La route de la Martinette est jonchée des pétales blanc et rose du pommier, comme pour un mariage. Plus loin ça sent si bon l’été, les aiguilles, les cônes de pin, les fleurs et le bois frais que ce sont tous les souvenirs de vacances estivales qui remontent en vrac dans le crâne.
Un aigle tourne dans le ciel blanc. Je passe voir le terrain qu’on a proposé de louer à Élodie pour ses cultures, sur la partie basse du village : je l’imagine telle qu’elle sera sans doute bientôt, occupée à bécher au milieu de ses menthes. J’emprunte ensuite le petit sentier caché qui suit le nant en contrebas de cette grande maison en briques qui est une de mes préférées parce qu’elle est particulièrement à l’écart mais surplombe la forêt. Sous l’ancien viaduc, le chemin est comme toujours si boueux l’on y patauge un peu. J’espère une fois de plus voir apparaître une salamandre.
Soleil timide sur l’ancien moulin, rumeur de la cascade, baraque en ruine et pépiements de fauvette. Une petite truite glisse dans l’eau limpide du Gelon et file se cacher derrière un rocher lorsque Rimski déboule. Grondements du tonnerre et du torrent mêlés. Racines à nu des arbres sur la paroi érodée du ravin. Rimski résiste au courant et fait, pour ne pas risquer de se plonger tout entier dans l’eau, un grand bond d’un rocher à l’autre. Nous voici à la nouvelle écluse, où l’on voit encore quelques vestiges de l’ancienne. On emprunte la passerelle, le nouvel escalier, puis nous voici de retour sur le chemin habituel.
Après la pluie, avant la pluie, toutes les limaces sont de sortie. Les ronces recommencent à sentir la mûre, l’odeur de l’ail des ours en devient écœurante.
Après la pluie, avant la pluie s’ouvrent des interstices de couleurs et de saveurs où il fait bon flâner. Oh, cette odeur qui me surprend au-dessus de la ruine du moulin de Garnot, ce parfum de résine et d’encens, de bois de cade (ai-je songé sur le moment), exquisément boisé en tout cas, fraîche, presque aérienne : j’aurais voulu l’emporter avec moi, mais je sais qu’elle est le cadeau de l’instant, de l’intervalle entre ces deux ondées.
Des voix qui semblent sortir du torrent cependant me surprennent : ce sont les deux pêcheurs d’hier qui sont là, embusqués comme des ours à l’affût des saumons (petits ours, et tout petits saumons).
Plus loin Rimski renifle longuement les pneus du gros 4×4 garé sur le sentier, sans doute celui des pêcheurs. Deux randonneurs traversent le pont de la Provenchère. Des pêcheurs, des randonneurs, des cueilleurs, des limaces, des escargots : où sont les hirondelles ?
03/05/22