Vigie, mai 2022

 

Rêves et cauchemars d’été

 

Vigiemai22 14

 

Le vent n’est plus tiède, il est chaud. Au moins souffle-t-il encore, caressant les champs qui ondulent mollement sous sa main moite. À ce stade de la catastrophe, on peut encore trouver des mots simples pour décrire ce qu’on vit : c’est juillet en mai, voilà tout. À huit cents mètres d’altitude en moyenne montagne cela reste plaisant. On salue en passant le jeune cycliste bariolé qui part en ahanant à l’assaut du Cucheron. On ferme à moitié les paupières quand on traverse en plein soleil. Les hirondelles dansent à contre-jour, taches noires sous nos paupières mi-closes.

Rêves d’été ici, cauchemar d’été ailleurs, cauchemar partout bientôt car viendra le moment où l’on n’aura plus de mots simples pour dire la catastrophe. Au premier cas de malaria ou de chikungunya, on dira que c’est la Guyane qui est revenue à nous pour nous punir de nous être détourné d’elle. On pourra encore plaisanter. Puis on ne plaisantera plus. On pleurera sur nos mondes disparus.

En attendant, on profite de la balade. J’ai attendu qu’il soit presque cinq heures pour sortir, dans l’espoir qu’il fasse un peu moins chaud. Rimski, cependant, s’est déjà promené. Comme je m’installai dans le hamac du jardin pour lire un peu, il a disparu en passant par un trou qu’il avait soigneusement découpé dans le grillage (et par lequel il s’était déjà éclipsé hier soir en faisant tourner en bourrique sa maîtresse qui le cherchait dans le village alors qu’il était déjà revenu reprendre sa place devant la porte). Je l’ai aussitôt retrouvé, confiant et ravi comme à son habitude. J’ai réparé le trou et j’ai repris mon livre, sur lequel je me suis endormi, comme aux heures les plus insouciantes des années de Guyane. Ces brèves siestes estivales peuplées de chants d’oiseaux sont un des bienfaits de l’existence. J’en ressors mieux que rasséréné, ravivé – le premier regard que je porte alors sur les feuilles des bouleaux et des saules au-dessus de ma tête a la précision et l’éclat du meilleur haïku.

Il faudrait ne vivre, me dis-je, que dans cet éclat-là, et n’écrire peut-être que des haïkus ayant cette précision et cette concision du « premier regard »; mais ce ne serait pas la vie, la vie banale, bancale, bavarde qui est la mienne, juste une image idéalisée dont j’ai déjà dit ailleurs pourquoi je n’en voulais pas. Que mes éclats et ces moments rares où le langage permet un peu de précision apparaissent et disparaissent dans le flou de mes jours comme les tâches de lumière à cinq heures dans le sous-bois, me convient.

Ici les pissenlits ont fané et forment une haie de boules fragiles de part et d’autre du sentier. Je souffle et je sème. Un moustique me pique au bras, une nuée de moucherons s’affaire aux commissures de mes yeux et de ma bouche comme après un cheval. Puis le cincle frôle la tête de Rimski qui se retourne pour le regarder disparaître.

18/05/22

 

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