Vigie, mai 2022

 

Autobiographie d’un autiste

(avant / après la dernière étape du diagnostic)

 

 

Vigie0522 04

 

1.

Il pleut sur les lilas en fleurs, d’une pluie si serrée qu’on ne sent même plus les odeurs. Les vaches et les veaux blancs se figent, rochers épars dans le champ vert. Les phares des voitures éclairent les cadavres blêmes des grenouilles étirées, crucifiées sur la chaussée comme Christ descendus de la Croix. Je redescends de ma vallée pour crucifier ma mémoire peut-être, sous prétexte de la revisiter, pour m’en défaire ou pour m’en délivrer un peu.

Ces rendez-vous décidément me perturbent. Cette nuit encore, j’ai rêvé qu’il me fallait payer la doctoresse d’une façon bizarre, avec des œufs plus ou moins cuits – mais comme elle n’appréciait pas ma façon trop nerveuse de les éplucher, il fallait les percer délicatement avec une aiguille. Je renonce à trouver la moindre signification à ce fatras. Je descends, je glisse dans des gerbes d’écume entre la route grise et le ciel gris à peine entamé par les bandes vertes des arbres et des prés. Je suis mécaniquement les petites lumières rouges du gros 4×4 qui me précède, ainsi que les instructions de l’écran qui m’annonce une arrivée prévue à 7h53. 7h53, cela me laisse sept minutes pour me garer et pour entrer dans l’immeuble que j’ai cette fois bien repéré, je ne me perdrai pas et je ne serai pas en retard, si tout va bien sur la route.

La cartonnerie de La Rochette envoie dans la grisaille un immense panache de fumée plus sombre que les nuages, toujours menaçante. La première fois que je suis venu ici, lorsque je travaillais en Guyane et que je profitais des vacances en métropole pour préparer le retour, cette grande usine m’a fait peur parce que je me suis dit qu’elle risquait d’exploser (une explosion, il y en a d’ailleurs bien eu une il n’y a pas si longtemps, sans compter la pollution du Gelon). Voici le panneau « La Rochette », le stop à 100 mètres, à 15 mètres, les cheminées et les hauts bâtiments gris de l’usine, les hangars éclairés. Au-delà c’est le monde d’en bas qui commence, avec la confusion des carrefours (je ne comprendrai décidément jamais dans quel ordre il convient de passer), les chicanes, les chicaneries de la conduite en ville, les feux rouges qui sont un soulagement tendu et les feux verts qui ne rassurent pas. Les essuie-glaces font un bruit de poulet qu’on égorge, le moteur ronfle et je ne dirai rien des suspensions usées qui craquent ni des rotules à changer qui font qu’à chaque coup de volant tout se met à grincer.

Il faut, me dis-je sur la route des Gorges étonnamment déserte, remettre les enjeux au clair. Ce n’est pas tant d’obtenir les aménagements éventuellement liés au statut de travailleur handicapé qui m’importe, mais de savoir de façon aussi certaine que possible si la littérature a bien été, pour l’enfant que j’étais, la stratégie gagnante qui m’a permis de vivre en contournant les blocages autistiques, d’aller vers l’autre en m’en détournant – ce qui ferait d’elle non pas un mal comme je l’ai si longtemps pensé mais le remède au mal. Ce qui m’importe avant tout, c’est de comprendre le cheminement qui m’a mené à l’écriture, en partant de l’hypothèse que j’étais, que je suis bien aussi autiste que le laisse supposer le bilan neuropsychique.

Dans le grand parc de Ferney, à quatre pattes dans les hautes herbes, l’enfant autiste regarde les insectes, suis son chat dans les allées, considère les hauts marronniers comme des amis plus fiables et plus rassurants que ses congénères humains : première étape, la proximité avec la nature et le goût du détail.

À la maison la chanson dite « à textes » est très présente, ainsi que le cinéma dit « d’auteur » : c’est par leur biais que ma mère, d’abord, a pu s’émanciper, changer de vie et de condition sociale. La littérature en est le prolongement naturel, il y a des livres à la maison. Étape deux : les livres, la chanson et le cinéma.

L’enfant autiste, qui ne se sent bien que dans le cocon familial et l’enclos du jardin, amplifie d’une façon parfois inouïe tout ce qui lui vient de ses parents. Les premières lectures vers l’âge de sept ans deviennent une frénésie. Il y retrouve les sensations de la nature qui lui sont chères, l’appel du sauvage, des parfums d’aventure qui correspondent moins à un imaginaire qu’à ce qu’il vit vraiment dans le grand parc ou la montagne.

L’enfant grandit, on fait son procès pour non-conformité aux règles sociales. À présent il prend le deuil et décide de ne plus chercher à se rapprocher des autres mais, comme on étudie des insectes, de chercher à comprendre leur fonctionnement. Troisième étape, la découverte de Proust et les lectures dans le placard.

Comme dans sa vie faite d’ouvertures et de clôtures, d’une sédentarité paradoxale et d’un nomadisme aléatoire, les lectures le mènent tantôt vers le dehors, tantôt vers le dedans, entre White et Michaux, Proust et Bouvier, Beckett et Segalen. L’exploration est lancée. Il lui faudra des décennies pour apprendre à apprivoiser le monde, en lequel il ne trouve une place toujours ressentie comme précaire que par le truchement des mots.

Voilà l’hypothèse à présenter aujourd’hui au docteur. Arrivée prévue dans onze minutes, le temps se resserre, la route est encombrée, et le pigeon posé à la cime de l’arbre nu évoque un ibijau. Monde étrange – pas si hostile, mais tellement étrange…

 

2.

Marche sous la pluie battante avec Rimski, qui s’était d’abord réfugié à l’intérieur et semble ne pas comprendre pourquoi son maître, qui a revêtu le feutre noir de son adolescence, l’emmène ainsi sur le chemin transformé en torrent.

Il fait froid ce matin, les abeilles ne sortent pas. Le plic-ploc qui dégoutte sur le chapeau mieux que les archives consultées hier soir réveille les souvenirs. En ce temps-là je portais chapeau noir, veste noire et dahlia blanc parfois – les veaux qui, me voyant surgir avec Rimski, partent en courant, n’en seraient pas revenus. On murmurait un peu à mon passage, mais c’est tout juste si je m’en apercevais. On me disait parfois que je transportais avec moi ma scène et mes rideaux de théâtre, mais pour moi ce n’était pas du théâtre : peut-être un moyen paradoxal de me cacher sous ce chapeau qui, aujourd’hui, ne me sert plus qu’à me protéger un peu de la pluie.

Aujourd’hui le docteur a confirmé le diagnostic. Je ne sais plus si elle a dit : « vous êtes bien autiste », ou « il y a bien de l’autisme », mais je sais que j’avais besoin de cette confirmation, et surtout du discours qui a suivi par lequel elle confirmait aussi mon hypothèse : la littérature et la nature m’ont sauvé, en m’offrant une vie mieux que vivable, riche et belle, en me donnant une place au sein de cette société globalement incompréhensible et en permettant d’être utile, je crois. Ce diagnostic final m’allège, me rend heureux et plein de reconnaissance à l’égard de la littérature que j’avais si bêtement dénigré.

Bien sûr, si j’avais su, il y a vingt ans, mon parcours aurait été différent. Certaines rencontres auxquelles je me suis dérobé auraient pu advenir. Au lieu de tout faire pour ne pas écrire, j’aurais mis toutes mes forces, jeunes alors, dans l’écriture. Je pense que je serais devenu un écrivain reconnu, peut-être célèbre, qui sait ? Cela ne me procure aucun regret, d’une part parce que cela ne m’a pas empêché de mener une vie passionnante qu’une exposition médiatique aurait peut-être gâchée, et d’autre part parce que cela reste possible.

En sortant je songeais à l’orientation que je pouvais désormais donner au Livre de Madère : celle d’un hymne à la littérature. Je songeais aussi au livre que nous sommes en train d’écrire avec Élodie, elle avec plus de constance, moi un peu trop pris par mes radoteries quotidiennes, ce journal de la Vigie du Villard qui m’accapare comme Rimski m’accapare (au même instant le voici qui, ayant repéré un chevreuil, me force à courir après lui). Peut-être faudra-t-il d’abord terminer et publier le livre des trains, au moins un premier volume de la Vigie du Villard avec Rimski, et le livre avec Élodie, avant de me plonger dans celui de Madère. Chaque livre publié me libère de l’obligation de l’écrire. J’écris pour voir, pour vivre, pour comprendre ce que je vois ce que je vis ; je publie pour m’alléger. L’inquiétude me revient de mener ma barque avec trop d’insouciance, de n’avoir finalement plus le temps ni l’énergie pour écrire ce que je dois vraiment écrire : c’est avec cette urgence proustienne que j’ai écrit, peut-être trop vite, L’éloignement. Il y a de belles pages dans ce livre, je crois, mais une structure trop lâche parce que trop libre, et des facilités aussi. Le Livre de Madère sera plus implacable dans ses enchaînements, plus rigoureux dans sa construction, littérairement meilleur parce que j’ai acquis, je pense, une meilleure maîtrise de mes outils.

Ainsi songé-je en remontant le chemin que traversent un peu partout, presque aussi nombreux que les véhicules ce matin pour aller au cabinet de la psychiatre, mais tellement plus lents, plus silencieux et plus beaux, les longues limaces orange, brune, grise ou noire et les gros escargots de Bourgogne ; ne manquerait plus que, pour finir de faire de cette journée une date historique à mon échelle, l’apparition espérée de la salamandre : celle de mon enfance, celle que j’étais si heureux d’avoir observée aux Écouges lors d’une marche pluvieuse comme celle-ci. Je traverse le Gelon qui semble, depuis hier, avoir décuplé de volume. De salamandre il n’y en a pas, mais elle apparaît pourtant dans ma tête à chaque fois que je prononce son nom ou que, merveille de l’écriture, j’en dessine après coup les contours sur la page.

05/05/22

 

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