Vigie, mai 2022

 

Le chant de la fauvette

 

Vigie0522 09

 

Sur les crêtes du Grand Chat la neige ne subsiste plus qu’en plaques éparses zébrées de noir. L’apiculteur s’affaire à ses ruches, protégé par sa combinaison et le fumigène ; je lui demanderais bien comment vont ses abeilles mais je n’ai pas de tenue et Rimski risquerait lui aussi de se faire piquer (ces gestes cependant que je vois de loin réveillent des souvenirs encore proches). À présent les hameaux se repeuplent. On voit fumer des cheminées pour la première fois depuis l’été dernier. Juché sur son petit tracteur vert avec un casque antibruit sur les oreilles, le voisin de La Martinette est occupé à tondre le champ en pente ; on se salue d’un signe. Les fougères, les jeunes myrtilliers, tous les arbustes renaissants des sous-bois prennent le soleil, on dirait vraiment qu’ils cherchent à attraper la lumière. J’identifie au passage la « barbe de bouc » et « l’herbe aux goûteux » qui recouvrent le bord du chemin. Les feuilles sombres du lamier fait ressortir ses fleurs jaunes.

Mais voici que le maître du temps s’agace de mes arrêts et tire sur ma laisse pour m’obliger à avancer. Les détails se perdent dans des compositions pas aussi abstraites que celles qu’on peut voir quand la voiture ou le train filent, mais un peu tremblés, comme dans un tableau de Monet. Marche silencieuse, l’attention se perd dans le fouillis vert. Une mouche bleu turquoise me rappelle les dacnis, ces petits passereaux d’un bleu extraordinaire que j’observais en Guyane. À l’approche du pont, Rimski tire plus fort : il se souvient que c’est ici qu’il y a quelques jours il s’est échappé en arrachant sa laisse. Il se souvient de la cavalcade à la poursuite du chevreuil et rien ne lui plairait davantage que de recommencer. Mais je sers fermement la poignée de la longe, cependant que nous nous engageons sur le sentier des morilles.

Une tourterelle roucoule. L’ail des ours est en fleurs et plié par endroits d’une façon qui ne laisse guère de doute : quelqu’un d’autre est passé il n’y a pas très longtemps. Ce quelqu’un avait un chien, dont Rimski suit la trace. « Chacun son tour, c’est normal ! », a-t-il dû se dire ce matin en faisant la cueillette que je ne ferai pas !

Il n’y a plus d’hirondelle dans le ciel gris blanc d’aujourd’hui, mais un avion de chasse dont le vacarme assourdissant fait trottiner Rimski plus vite et rappelle la guerre. Sitôt après les oiseaux chantent de plus belle. « Ça siffle comme des balles, les oiseaux », écrit Céline dans l’inédit Guerre que je lisais l’autre soir (ce qui revient sans cesse, c’est ce bruit de la guerre dans la tête de Ferdinand blessé qui ne le quittera jamais). C’est aujourd’hui le 9 mai, les troupes russes défilent, le dictateur pavoise et les assauts redoublent. L’extension possible du conflit, l’accident ou l’attaque nucléaire, restent possibles. La fauvette chante de plus belle. C’est ce chant-là qui reste dans ma tête, et dont j’espère qu’il ne me quittera jamais.

09/05/22

 

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