Vigie, mai 2022

 

 

Galatino

(épilogue)

 

Vigie052222

 

Le soleil disparaît enfin sous la ligne d’horizon des grandes fenêtres du gymnase, les projecteurs prennent le relai. Rumeur montante du public, chaleur sèche, longue attente. Je prends place au sein de l’orchestre, sur cette scène que j’ai aidé à monter deux jours auparavant, auprès de Clément qui est, comme nous tous, en tenue de gala. Ce soir c’est fête, après trois années de diète musicale, pour le grand « galatino » de l’Harmonie de La Rochette consacré à l’Amérique du Sud.

Cela fait presque quinze ans que les galas de l’Harmonie rythment nos saisons. Je me souviens que c’est à la suite de l’un d’eux, consacré au cinéma fantastique, que Léo, vers l’âge de sept ans, s’était mis à lire tout seul, avec une belle frénésie, tous les Harry Potter. Ce soir, pour la première fois, Clément et moi ne sommes plus spectateurs. On parlera de « notre » Amazonie, il y aura les « passaros do Brasil », le « Mambo » de West Side Story, tous ces morceaux parfois ardus que nous répétons depuis cinq mois dont, en final, un enchaînement des pièces les plus connues de Piazzolla avec, pour « Oblivion » et « Libertango », Raphaël à l’accordéon. Léo est dans la salle et moi, je suis sur scène : quelle incongruité !

Ce soir pourtant je peux jouer sans trembler, porté par la puissance de l’orchestre. Je m’oublie. J’ose jouer, au risque de commettre une erreur qui me remplirait d’une telle honte que ce serait alors la dernière fois… Quand le tempo est trop rapide ou que les traits techniques me sont inaccessibles, je m’efface prudemment derrière Clément, mais la plupart du temps je peux jouer vraiment, pleinement, intensément, avec joie et ferveur, ce que le trac m’interdit lorsque je joue tout seul. Cela dure le temps d’un concert, une heure, une heure trente, la fin se rapproche à chaque mesure comme dans l’extraordinaire scène finale de L’homme qui en savait trop (version de 1954) où Hitchcock filme en plans de plus en plus rapides et serrés la partition qui mène à la catastrophe… Dernière page. La rage et les regrets que je mets dans « Libertango » me nouent la gorge sans m’empêcher de souffler : est-ce que Léo le perçoit ? Qu’est-ce qui remonte en lui en entendant ce morceau qu’il jouait si bien naguère ?

Et puis, comme dans un rêve, me voici seul parmi la foule des musiciens qui s’affairent pour démonter la scène. Les lourdes barres métalliques font en tombant un bruit épouvantable. Il est tard. Je suis seul. Dans ma tête résonnent en boucle les mélodies violentes de Piazzolla. Je m’éclipse et je disparais dans la nuit.

28/05/22

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

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