Vigie, mai 2022

 

 

L’appétit en été

 

Vigie0522 20

 

Temps très doux. J’ai mis de l’ordre dans la maison, fait la poussière dans les recoins de ma tête où elle s’était accumulée, astiqué avec soin les vitres de mes yeux, prononcé certaines paroles nécessaires qui comme un baume ont détendu les nœuds qui s’étaient reformés dans mon cœur et mon ventre, et maintenant me voici, folâtrant de nouveau entre les fleurs des champs, « égaré, insouciant », un œil sur Rimski un autre sur la montagne. J’ai faim de voir, de sentir, de tout dire, la profusion folle de l’été de nouveau a ravivé ma faim.

Une petite abeille noire butine le fenouil sauvage. Elle est bien plus petite que les abeilles domestiques et sa couleur sombre fait ressortir le jaune orangé du pollen collé à ses pattes. Montant du hameau des Landaz une odeur de feu de broussailles se mêle à l’odeur de l’orage qui approche et à celle des huiles essentielles dont je badigeonne Rimski, dont les longs poils et la chair chaude affolent les tiques qui s’abattent chaque fois sur lui par dizaines.

Le passage d’un chat me surprend et je lâche la laisse. Rimski part comme une flèche, moi à ses trousses. Il s’arrête presque aussitôt et vient chercher le biscuit de rappel, conciliant volontiers les plaisirs de la course et de la gourmandise.

Les herbes du talus à présent me dépassent. Le temps est incertain, qui oscille entre le plein soleil et le gris électrique. Je pense à tout ce qui me dépasse et qui est incertain. Je pense à Léo, resté seul à la maison avec moi parce qu’il n’a pas voulu partir avec son frère et sa mère pour une escapade qui aurait pu lui plaire. Pâlot, amaigri, il ne sort plus guère de sa chambre. Je m’inquiète de son repli, de ses nœuds de silence, de son manque d’appétit au sens propre comme au sens figuré, de ses études sans entrain ni grande réussite (manions la litote). Je repense à cette carte postale tombée tout à l’heure du frigo dont je réparais la porte, me révélant à l’improviste les bribes arrachées au bonheur de l’enfance de quelques phrases presque effacées, écrites avec soin, à l’encre bleue sur un fond de vert pâle jaunissant : « …à propos de la pêche à pied, j’aimerais vous dire que j’ai enfin pris un crabe dans mes mains ! (un qui avait des petites pinces)… » – et puis, une signature, un petit cœur.

Puissent ses nœuds se dénouer comme se dénouent les miens, puisse-t-il enfin sortir des limbes et passer victorieusement les épreuves qu’il s’inventera pour s’ouvrir un jour au monde avec passion, et dévorer la vie comme il se doit.

On me salue cependant amicalement lorsque je passe à La Martinette. « Elles sont très belles, vos poules, dodues et luisantes ! Comment faites-vous pour que le renard ne vienne pas les croquer ? Il n’y a pas longtemps je l’ai vu tapi dans les herbes du champ d’au-dessus en plein jour ! – Oh, on est tout le temps en train de surveiller ! On ne le laisse pas faire !… »

Je passe par l’ancienne centrale électrique. Ce très beau bâtiment me fait rêver. Il ferait un merveilleux atelier pour un peintre, un sculpteur, un pêcheur, un écrivain-promeneur, même s’il fait sans doute un peu sombre et humide dans ce creux juste au bord du Gelon. Je trempe mes bottes dans le torrent et regarde passer les truites au niveau de l’écluse. Plus loin les Impatientes de l’Himalaya ont beaucoup poussé. Les longs tubes verts translucides de leurs tiges reprennent possession de la rive, colonisant même le chemin partout où les branches tombées cet hiver n’ont pas été dégagées, et imposant ainsi un nouveau tracé.

Lentement, méthodiquement, en troupes discrètes et dispersées mais mues par une fringale infinie, les hordes ogresques des limaces partent à l’assaut de cette fraîche verdure.

 

25/05/22

 

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