Vigie, juillet 2022

 

Balade au vent d’été

 

 

Le vent d’été fait chanter les châtaigniers, frissonner les bouleaux, et soulève par bourrasques la poussière du sentier jonché de noix et de noisettes, de plumes et de baies, de petites pommes et de cônes de pin. On a fait les foins, il y a un chat dans chaque champ. Le tintement des clarines des chèvres fait accélérer Rimski, plus du tout désireux d’aller à leur rencontre depuis l’incident du fil électrique et dédaignant donc leur si touchante curiosité. Quand, sortant du bois, il se retrouve en plein soleil et que le vent fait onduler son long pelage blanc, on dirait une apparition, un animal de féérie sauvage, plutôt qu’un chien domestique.

Je redécouvre vingt fois par jour la beauté du Samoyède. À mon admiration se mêle cette incrédulité que j’ai aussi devant le temps qui passe (incrédulité obsessionnellement reformulée, ainsi que la relecture de mon livre ferroviaire me confronte ces jours-ci : il faut sabrer dans les redites, par compassion pour l’éventuel lecteur qui pourrait finir par en être tout à fait agacé). La beauté et l’éphémère, l’éphémère et la beauté : je n’ai rien d’autre à dire ni à vivre, et toutes ces pages accumulées ne sont que variations sur ce thème. Rimski, ma féérie sauvage, a cependant repéré un reste de papier hygiénique sous lequel il déniche et avale, avec un contentement évident, le trésor parfumé d’un étron, façon sans doute de me rappeler que le jugement qu’on porte sur le beau et le bon reste quand même subjectif…

Hier c’était le givre qui refermait la gouille, à présent ce sont les aulnes dont la prolifération menace son existence même – et avec elle, celles des grenouilles rousses qui viennent y frayer. Sur le chemin de La Martinette, les pommes ont supplanté les fleurs roses et blanches que j’admirais il y a si peu de temps. Variations prévisibles, paroles écrites d’avance. Vient un moment où le regard s’émousse, ou l’émerveillement peine dans les montées et renâcle en descente. Il faut alors soit changer de forme, tenter un poème, se fixer un thème d’observation ou de réflexion ; soit délaisser la prose quotidienne pour travailler après coup à la mise en forme d’un livre, ainsi que je le fais avec Entre deux gares (titre peut-être provisoire). J’ai constaté lors des derniers trajets en train que j’avais fait le tour de cet exercice des notes ferroviaires, peut-être momentanément, peut-être par simple fatigue. Le point final s’est de lui-même imposé. Je sais que la publication de ce livre va me délivrer de l’obligation d’écrire lorsque je prendrai le train, comme la publication de La route en ordinaire m’a permis de conduire à nouveau sans en faire systématiquement un texte, ou celle d’À l’abade de marcher en montagne en silence (après la finalisation du livre, la connivence avec les lieux cependant perdure).

Ainsi, livre après livre je me délivre non pas de l’écriture, mais de certains de ses territoires, ce qui dégage du temps pour en explorer d’autres. Après ce livre des trains, avant sans doute celui des promenades avec Rimski, j’aurai à écrire mon Livre de Madère, puis le roman d’Élodie. J’aurai alors accompli une bonne partie de ma tâche. J’aurai posé ma pierre au cairn littéraire, témoigné d’une expérience a priori assez rare du lien qui peut unir la littérature et les troubles du spectre de l’autisme, et donc de la façon dont l’écriture peut sauver la vie. J’aurai probablement droit à une reconnaissance discrète et posthume, ou bien mes livres resteront tout à fait inconnus (c’est arrivé à bien d’autres plus talentueux que moi, dont les noms ont été effacés).

Hier, le témoignage que j’ai fait pour la première fois devant un public d’adultes à propos de l’autisme a fait dire à une dame que je lui avais rendu l’espoir, à une autre qu’on avait de la chance de m’avoir : ce n’est pas la baudruche percée de mon ego qui s’en est trouvée regonflée, et je ne souhaite pas pour autant jouer les gourous – je n’en ai ni l’envergure, ni surtout l’envie ; cela m’a touché parce que j’ai pu constater que ma parole pouvait être utile à d’autres, que je pouvais donc être utile. J’avais peu dormi avant cette épreuve, j’ai beaucoup tremblé pendant, je suis rentré épuisé. C’était hier, le premier jour des vacances d’été. Sitôt rentré je me suis allongé sur la terrasse contre Rimski et je suis resté longtemps sans parler. Le vent d’été chantait comme jamais.

 

08/07/22

 

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