Ma mémoire à la mer
J’ai mauvaise mémoire ou, plus exactement, je suis si souvent traversé par des sensations diffuses reliées à un passé plus ou moins lointain qu’il m’est difficile d’en identifier la source, comme un archéologue qui serait amené à faire des fouilles dans un sol dont les strates ont été mélangées par d’incessants tremblements de terre ou glissements de terrain, ou comme le nageur dans l’océan ressent les différences de pression, d’orientation ou de température des courants qui le portent sans pour autant en connaître l’origine – à moins d’avoir consulté une carte marine et de bien connaître les lieux.
Les carnets que je tiens sont mes cartes. Elles sont lacunaires, imparfaites, presque toujours décevantes lorsque je les consulte, mais je les garde quand même dans un coin de la bibliothèque. Je peux rester des années sans les rouvrir, puis un événement m’y ramène : un rêve, un de ces flashs mémoriaux qui sortent des tasses de thé, des madeleines ou des pavés disjoints, un voyage, un texte à écrire à partir d’un rêve, d’un flash ou d’un voyage… Ainsi de ce séjour en Bretagne, sur l’île d’Ouessant, effectué en août 2021 avec Élodie et les enfants comme pour rituellement relier nos histoires, mon passé à notre présent, et peut-être mieux préparer l’avenir.
Avant de repartir, je regarde en arrière, comme le montrent les notes qui suivent ; et j’y reviens encore un an plus tard (août 2022), en guise d’exercice préliminaire au Livre de Madère, car ce livre dont je n’ai, à ce jour, rédigé qu’une cinquantaine de pages et un plan détaillé, mais autour duquel je tourne depuis des lustres en repoussant le moment de m’y jeter pour de bon parce que j’ai peur de me rater, de m’y noyer, d’être déçu ou décevant – ou, bien pire que tout cela, d’être interrompu en plein travail alors qu’enfin je m’y serai remis, ce qui est aussi désastreux que, pour le dormeur, d’être réveillé en plein rêve, pour le lecteur ou le cinéphile que quelqu’un vienne vous parler au milieu d’un chapitre ou d’un plan séquence qui vous avait transporté à cent mètres du sol, pour le musicien qu’on entre dans sa pièce juste avant le passage des doubles croches, etc. – ce livre, donc, sera une façon non seulement de revivre verbalement des bribes du paradis perdu des vacances familiales d’antan, mais surtout de questionner, voire de remettre en question le dit « paradis », de s’interroger sur le sens de ces voyages touristiques sur des îles, sur ce qu’on peut en faire, sur ce qu’il en reste, sur ce qu’ils peuvent ou ne peuvent plus nous dire quand les années ont passé…
Remontons donc peu à peu les fils du passé, à la pêche de cette baleine blanche des séjours en Bretagne entre 1996 & 2021.