Apprentissages
Hier soir, l’écho des feux d’artifice perçu depuis la cave m’a ramené aux sensations du 14 Juillet, lié autrefois à la mort de Ferré (que nous avions apprises, je m’en souviens très bien, à l’issue d’une de ces journées si paisibles que nous passions dans notre maison du Carrel), et, depuis huit ans, à celle de ma mère. Je disais l’autre jour que les autistes endurent si mal le changement qu’ils vivent parfois, comme les poètes, dans une sorte de deuil permanent. Tout ce qui passe fait deuil, et certains traumatismes ordinaires dont les traces, avec le temps, s’effacent ou s’atténuent, ne s’atténuent presque pas, comme les bleus sur les peaux fragiles des bébés ou des vieillards. On n’apprend pas à oublier, on ne s’habitue pas. Le dire ainsi est un peu exagéré, en un sens, car je ne pleure plus que sporadiquement et la douleur ne lance plus comme les premiers mois ou les premières années ; mais force m’est de reconnaître, et les rêves que je fais m’y obligent, que je n’ai toujours pas intégré cette disparition à laquelle chaque jour un détail vécu me ramène avec une légère stupeur, qui me sert de repère, qui m’abat quelquefois quand je replonge dans mes archives ou au détour d’un rêve, mais qui me donne aussi de l’élan pour écrire et pour vivre parce que je sais que le temps est compté.
En ce matin sec et chaud, je m’apprête cependant à repartir avec Rimski, dont je poursuis vaille que vaille l’éducation. L’autre jour des enfants qui le caressaient à travers le portail (ainsi que le font tous les passants) et tentaient de se faire obéir de lui alors que je travaillais sous la terrasse, ont déclaré : « Oh, il ne nous obéit pas, il n’obéit qu’à son maître ! » Ce serait trop beau. En fait, sa désobéissance systématique confine à l’effronterie, car la perspective d’une promenade lui plaît moins que celle de transformer en jeu le moment où je dois lui passer le harnais autour du cou. Je lui demande de s’asseoir et, souriant comme un Samoyède, il va se cacher derrière la table. Je l’appâte avec une friandise et son grand plaisir consiste à l’attraper sans se laisser attraper. Chaque fois, il faut ruser pour ne pas perdre la face. On part enfin – l’opération a pris vingt minutes.
Clameur des pies, plume bleue d’un geai. Le ruisseau de La Martinette est à sec pour la première fois depuis l’été 2003. Je fais le grand tour par le moulin, où le sentier est encore humide. Rimski gambade à dix mètres devant et ne voit pas ce que je vois : le jeune chevreuil qui s’enfuit derrière nous (ne pas le lui montrer sera ma vengeance). Souffle frais du Gelon. Fouillis de la forêt, que je préfère aux crêtes parce qu’il y fait moins chaud et qu’on y est caché.
Les crêtes, je suis retourné m’y promener tantôt avec Élodie et Rimski. J’ai retrouvé avec émotion le parfum des nigritelles, et celui des rhododendrons ferrugineux qu’Élodie a si étonnamment réussi à capturer en faisant macérer pendant de longs mois les brindilles ramassées l’automne dernier (ce parfum qu’elle a commencé à élaborer, de couleur très sombre, magnifie les fragrances du rhododendron en en atténuant le caractère fumé au profit de l’amande). Nous avons également découvert des odeurs nouvelles, comme celle, très citronnée, d’une plante qui nous a arrêtés au-dessus de la grouille (Thesium alpinum, ou thésion des Alpes).
Ce fut une escapade heureuse, mais je n’ai pas écrit. Cet été, je fais relâche de ces notes qui, au mois de mai surtout, devenaient aussi envahissantes que les balsamines de l’Himalaya, supplantant toutes les autres espèces d’écriture. J’ai terminé hier une première version de mon livre des trains. C’est un travail relativement aisé, puisqu’il s’agit avant tout de peaufiner les phrases, de lisser la syntaxe et les enchaînements et de remettre en ordre ces notes accumulées pendant les huit dernières années, en suggérant en filigrane (mais ce n’est pas l’essentiel), comme dans À l’abade, les heurs et malheurs de mon parcours personnel, que je m’attache à gommer, ainsi que ceux du pays.
Avant l’effort d’écriture il y a, au moins aussi intense, plus difficile, et indispensable, l’effort d’observation. Pour composer ce livre, je me suis replongé dans les carnets des années précédant le séjour en Guyane, entre 1996 et 2000 (tous ceux que j’ai tenus auparavant ont été détruits). J’ai bien trouvé des notes ferroviaires, mais la différence de regard est sidérante. On y trouve des choses vues et, parfois, des éléments de réflexion, mais les deux sont mal reliés, et le plus souvent rien n’émerge de ces listes, de ces platitudes. Des choses vues, oui, mais pas de vision, pas de voix propre, car je ne l’avais pas encore trouvée, ma voix. Je n’ai retenu que deux fragments anciens, histoire de donner plus de profondeur temporelle au livre.
Cela me permet de vérifier que ces années d’entraînement et d’apprentissage n’ont pas été vaines, car il me semble qu’aujourd’hui je vois et j’écris mieux. J’apprends. Je progresse. Ce nouveau livre n’est lui-même qu’une étape, un entraînement de plus, pour préparer le changement qualitatif majeur que doit être le passage au récit romanesque du Livre de Madère.
Le soleil cependant se lève au-dessus des sapins et illumine le bout du tunnel vert sombre formé par les saules et les noisetiers. On marche avec ce soleil de face, mille moucherons de lumière dansent tout autour de Rimski. Une buse s’envole lourdement entre les arbres et disparaît dans le ciel bleu. Un nourrissage de bruant jaune sur le fil électrique fait à l’entrée du Villard un réjouissant tapage.
Je retrouve ma table de travail.
15/07/22