Vigie, juillet 2022

 

L’averse, les épreuves

 

 

Installé devant la maison ou sous la terrasse, je travaille à mon livre et à mon nouveau site des heures durant, obsessionnellement, remettant en place les liens manquants, complétant et revisitant l’histoire des années. Vers deux heures du matin, un bruit inhabituel m’arrache à ma table de travail : Rimski a encore débusqué le hérisson, roulé en boule contre la clôture. Je reste seul avec le chien et la chatte Dana, dans une atmosphère de recueillement qui évoque une chapelle un peu rustique. De temps en temps, un faucheux dégringole sur mon ordinateur, et je me crois revenu à La Giettaz. À trois heures je me rends compte que la température a chuté et que je suis transi (je suis resté en débardeur). Je ne bouge pas pour autant, pas avant d’avoir terminé. Cliquetis d’insectes. Moi aussi je suis un grillon.

Vers sept heures je pars marcher un peu. Lumière électrique sur le Pic de l’Huile. Le ciel gris fait ressortir les champs jaunes, et l’on salue ce contraste qui repose de la blancheur uniforme qui, pendant tout le mois de juillet, a écrasé le paysage en nous éblouissant. Je traverse la combe près de la gouille comblée. De Repidon monte l’affreuse clameur du chenil où sont enfermés des chiens de chasse qui hurlent nuit et jour, rendant tout ce secteur pourtant agréable à peu près invivable.

Soudain un coup de vent obscurcit le chemin et on entend, sans trop oser y croire, un crépitement. Hormis quelques gouttes il y a deux ou trois jours qui ont à peine mouillé la poussière, il n’a pas plu depuis un mois. Toutes les odeurs restées emprisonnées se libèrent dans l’air : odeurs du goudron chaud, de la terre et de l’herbe, odeurs de pétrichor et de putréfaction, si mélangées qu’on n’arrive même plus à les dissocier. Le crépitement prend de l’ampleur : c’est la première averse, on est vraiment mouillé ! Jamais le chemin de La Martinette n’a senti comme cela, c’est un parfum à breveter, végétal et aqueux, avec une touche fruitée quand on passe sous le pommier… Les chiens des Martinet viennent saluer Rimski. Avec Isabelle on parle des jardins où les fleurs tombent au lieu de pousser. On se réjouit de l’averse en espérant qu’elle dure. On répète qu’on n’a jamais vu ça, le torrent asséché, tous les prés alentour transformés en paille. On n’a jamais vu ça mais on le reverra.

Un homme place un gros bidon bleu sous sa gouttière et l’on entend le bruit de l’eau. Rimski, que la canicule accablait, gambade, ragaillardi comme alentour les plantes qui accueillent la pluie en frémissant.

Bientôt l’averse s’épuise, puis repart. Je sens que tout s’accélère, les mûres qui étaient vertes au début du sentier sont ici vraiment mûres. Un oiseau crie dans le sous-bois, cri d’alarme répété, ininterrompu, une bête doit manger ses petits. Août est sur nous, dernier mouvement de l’été. Je n’ai pas terminé l’énième relecture du livre, dévié de la course par la nécessaire mise en place du nouveau site. Aurai-je le temps de me remettre enfin au Livre de Madère ? De faire aussi les travaux de la maison, d’accomplir toutes ces petites tâches qui sont pour moi des obstacles aussi durs à passer qu’une montagne — et je vis ainsi en traversant sans cesse des tunnels plus ou moins longs de tensions, d’inquiétudes et d’obsessions qui débouchent toujours sur la lumière et sur d’autres tunnels, puis sur d’autres lumières et d’autres tunnels encore, car le train va très vite.

Je ne pense pas que les petites épreuves préparent forcément aux grandes, mais il me semble qu’en ce qui me concerne c’est peut-être le cas, car une grande épreuve (puissé-je en être encore exempté longtemps) peut difficilement générer plus de stress que celui que j’éprouve déjà lorsque je suis confronté à une petite ou moyenne épreuve. C’est l’avantage de vivre une vie discrètement excessive.

J’arrive au bout du mois, au bout de la balade. Rimski ne gambade plus, pris d’une nostalgie olfactive qui l’immobilise derrière moi au milieu des ronces. On s’attarde au bord du Gelon, sur les lauzes sombres maculées de fientes d’oiseaux. Le courant ici file encore plus vite. Comme naguère, on regarde les remous assis sur une pierre. Puis Rimski repart avec une grande ombelle accrochée au collier, qui traîne derrière lui et dont il se débarrasse d’un coup de dent.

29/07/22

 

Ce contenu a été publié dans 2022. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.