Vigie, juillet 2022

 

Le parfum des catastrophes

 

 

Depuis une semaine, même ici à 800 mètres, la température dépasse chaque jour 34°. Pour la première fois, j’ai aménagé sous la terrasse, dans l’abri dénommé « atelier » que nous avions bétonné juste après la mort de ma mère, un « bureau d’été » ou « bureau du dehors » assez confortable qui me permet de travailler à la lumière du jour, et non pas à la cave où il fait plus frais mais où je n’ai plus aucune nouvelle du monde extérieur.

D’ici je peux regarder le ballet des rouges-queues et des bruants, accueillir la visite d’un longicorne, rester en contact avec les autres habitants de la maison et du jardin. Parfois, je m’y installe avec Élodie, qui travaille à son livre de Sao Tomé qu’elle vient de reprendre ou aux préparatifs de son premier marché.

D’ici je regarde l’herbe brûlée, le ciel impitoyable. Je reçois les nouvelles effrayantes de la guerre et des incendies. J’entends l’écho des témoignages de tous les déplacés auquel se mêle celui, bien paisible, des travaux du village (on refait une toiture). Les biches du bois voisin n’ont aucune idée des cadavres de leurs congénères échoués sur les plages. Le jardin résonne aussi des éclats de rire de Léo et Clément qui ramassent et dénoyautent les petites prunes jaunes dont je ferai ensuite de la confiture. Un matin, nous partons tous ensemble nager au lac de Carouge, curieusement désert. L’eau est douce, la montagne encore verte sur fond de bleu intense…

C’est peut-être cela qui fait qu’au lendemain de mon anniversaire, marqué par un des pics de ce massif caniculaire qui n’en manque pas, je grelotte sous la couette et dors deux jours durant, malade comme rarement ; ou bien c’était une ruse du corps pour m’obliger à dormir, à m’échapper complètement non seulement de l’anxiété mais même du livre en cours. Dans l’emboîtement protecteur que constituent les refuges de cette maison en montagne, de la cave fraîche et de l’atelier, la maladie est mon ultime poupée russe.

Naturellement on suffoque à Paris. Au téléphone on parle, avec Agnès et Valérie, d’îlots de bien-être préservés individuellement au sein d’un monde de moins en moins vivable. Dans ce navire qui coule on occupe, Dieu soit loué, des cabines en première, un peu surélevées, loin des cales où l’on crie, avec une belle vue sur les glaciers qui tombent. Il est néanmoins difficile de rester tout à fait serein dans ces circonstances où l’ensemble des activités humaines semble frappé d’inanité.

Je promène mon brave samoyède assez tôt le matin (ou le fais promener par Léo et Clément pour ne pas interrompre mon travail), mais ce chien d’hiver si magnifiquement adapté aux grands froids n’est-il pas déplacé, même ici en montagne, puisque le terrible été est appelé non seulement à durer mais à empirer ? Du reste, l’empreinte écologique de ce carnivore n’est pas moralement justifiable (« Pas plus que la tienne, eh, végétarien hypocrite qui possède deux chats, un chien, et qui mange du fromage ! », pourrait-il me dire s’il savait – mais il se contente de me regarder avec un air bon avant de se rendormir).

J’écris ce nouveau livre qui vante et illustre les mérites de l’observation comme antidote à l’aveuglement qui nous précipite vers les grandes catastrophes ; mais ce livre, quand il paraîtra, ne parlera qu’à une poignée de gens déjà convaincus, soucieux du monde et fins observateurs, et ce ne sera finalement qu’un peu plus de papier dépensé pour un produit culturel de plus ajouté à la masse des produits culturels que l’on consomme comme des anxiolytiques.

Le soir venu, îlot de plus, je regarde des séries sur le grand écran en compagnie des enfants et du chien. Îlots dans l’île, ils sont encore là et l’on partage encore, on commente le dernier épisode de la dernière saison de « Game of Thrône », qu’on a suivi avec passion. « Winter is coming » serait pour nous une bonne nouvelle, mais il est facile de transposer : la catastrophe de l’éternel été est en train d’arriver. Puis on commence à regarder la série « Mister robot », les critiques sont bonnes, dans laquelle un jeune hacker autiste ou schizophrène tente de s’attaquer à la finance mondiale. La maîtrise du langage cinématographique, le soin apporté à l’image dans ces séries que je découvre force l’enthousiasme, alors on s’enthousiasme et l’on consomme notre dose de divertissement savant, spécial première classe.

Les hirondelles tournent dans le flou. Tout est flou, à cause de la poussière je pense. Il n’y a pas de girolles dans le bois desséché. Les vaches, on se demande ce qu’elles trouvent à brouter. Il n’y aura pas d’orage aujourd’hui. Ni demain. On ne voit plus d’eau dans la grouille, seulement des saules et des joncs. « Attention, ne pas dépasser cette limite ! », dit le panneau rouge ; à dire vrai, les limites sont déjà dépassées.

Humant avec contentement le parfum d’Élodie au rhododendron ferrugineux, j’imagine un autre parfum qu’on ferait avec les impatiences de l’Himalaya, ces plantes invasives qui menacent toute la biodiversité des bords du Gelon, associées, pourquoi pas, à un peu de goudron, de poudre et de charbon : on l’appellerait « Parfum des catastrophes… »

22/07/22

 

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