Vigie, février 2024

 

La paix fin février

 

 

J’avais oublié à quel point février était court : voici déjà la fin, pas vu le mois passer.

Pas vu le jour passer non plus, le soleil du matin s’est dissous dans le ciel blanc et c’est déjà le soir, qu’on n’a pas vu venir. Le héron s’envole sans un cri, tourne autour de la gouille, se pose dans un sapin ; je suis venu pour lui, parce qu’il n’est pas un héron mais le héron, celui avec lequel un lien s’est tissé, plus personnel qu’avec le pic dont le rire anonyme ponctue pourtant toutes mes journées, plus régulier qu’avec ce corbeau dont la silhouette apparue au faîte du grand châtaignier, noir sur fond blanc, me surprend. Ce lien fragile, à sens unique, que j’ai noué avec le héron suffit à sauver ces jours de vacances de l’inutilité.

Il y a bien d’autres choses encore qui sauvent, dont je ne parle pas par pudeur, une présence – et il y a surtout les livres, les livres, dont je veux bien parler.

J’ai peu écrit ces temps-ci, mais beaucoup lu.

Me suis perdu avec jubilation dans les romans d’Antoine Mouton, que je suis certain d’avoir croisé un jour dans un train, à son insu, lui en première occupé à causer avec Kafka, Beckett et Vian, moi ne faisant rien dans une voiture de seconde.

Ai vu sortir aussi d’étranges choses de Vortex Mogador de Jean-Noël Nupin : des choses vécues, des choses rêvées ou fantasmées, des bêtes et des gens, des citations de Proust, Walser, Cortazar ou Michaux, un muezzin à la voix qui déraille, un épicier berbère qui vend tout au détail, un moribond claudiquant qui aide un aveugle parkinsonien à traverser… C’est une écriture nonchalante et plaisamment précieuse, fluide, drôle, et surtout libre, avec quelqu’un à l’intérieur…

Ai lu et relu avec bonheur La fille du chien de Perrine Le Querrec. Les mots miroitent sur la page comme l’ombre dans la lumière des sous-bois (ou le contraire). Le texte est vif, raboté de tout le superflu avec un « je » presque effacé, c’est le propre de la poésie. Tonalités, sensations et émotions se succèdent ou se mélangent à toute vitesse, comme dans la vie, ou en tout cas comme dans une vie en laquelle je peux facilement me reconnaître : le chien « lèche la sève de l’arbre », l’haleine se moule dans l’empreinte du sanglier, les « saccades du gel » éclatent, on aperçoit les oreilles rondes du jeune faon « à la fourrure de châtaignes », puis on marche sur « les os émiettés dessous les feuilles » en suivant « le fanion canin » … Je puise dans ces pages encore un peu de cet hiver qui est parti sans qu’on l’ait vraiment vu venir :

Percent
les petites têtes obstinées
des cyclamens
dans la furie incessante du froid
mots engelures
corset serré champ gelé
crêtes de cristaux que le chien
dans sa course concasse.

Ai lu dans la foulée, aux mêmes éditions des Lisières, Chant de l’étoile du nord, carnet de Iboshi Hokuto (1901-1929), un poète aïnou à la vie brève et à la poésie poignante.

Le reste de mon temps, je l’ai passé à promener Rimski et Nouchka, à les pulser, à les brosser, à aspirer, à serpiller, ils sont ma passion, mon sacerdoce. Ah oui, tout de même, avec l’aide d’Élodie j’ai également taillé le prunier, l’érable argenté, les lilas, tout bourgeonnants mais il fallait le faire, et nous l’avons fait, pendant que les chiens couraient comme des fous dans le jardin. (Rien à voir cependant avec ce grand frêne abattu par Philippe et son fils, dont le tronc gît sur le bord du chemin où je passe.)

Un étourneau chante follement quelque part dans le bois. Chanter, ce serait bien. C’est peut-être ce qu’il va falloir faire, à présent : assez de cette prose qui tourne trop en rond, place au poème, pourquoi pas ?  – Le poème, en ce monde effarant, a bien du plomb dans l’aile, mais on verra en mars, on verra ce qui vient…

Dans le silence tonitruant du torrent qui suit ces mots s’immisce comme une plume jetée au courant la perspective d’une grande paix poétique.

26/02/24

 

Ce contenu a été publié dans 2024. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.