Vigie, février 2024

 

Un voyage

 

 

Rien ne change, à peine le temps. Les nouvelles d’ici ne sont ni bonnes, ni mauvaises, sans grandes joies ni grandes tristesses – juste un léger malaise quand on passe près de la gouille aux grenouilles rousses, à cause des cadavres.

Bien calé entre les livres et les crânes, entre la chatte et les chiens, je mets au propre l’hommage à Kenneth White promis depuis des lustres, les dates butoir servent à cela. Puis me vient une envie paradoxale (si l’on songe à mon grand désir d’éviter les départs stressants et les voyages inutiles) de partir, partir en bus avec Clément pour un voyage mémoriel vers l’est, Zurich, Munich, Prague ou Vienne, puis Cracovie et le mémorial d’Auschwitz. J’y songe depuis longtemps et en ces temps si inquiétants où la bête immonde jamais vraiment endormie redevient si menaçante, je me dis que cela ferait sens, enrichirait Clément de sensations concrètes de ce qu’est l’Europe. Après tout, l’envie d’apprendre l’allemand ne lui est-elle pas venue d’un voyage à Munich ? On s’arrêterait dans toutes ces villes connues et inconnues. On prendra le pouls de l’Europe avant peut-être que la guerre ne s’étende, on percevrait sans doute, si près de la frontière ukrainienne, quelque chose des ombres qui la menacent. Ce serait un voyage grave et léger, père et fils, sans luxe, en autobus et auberges de jeunesse, restaurants interdits.

Puis je m’avise que Clément n’est probablement qu’en partie un prétexte, comme tout, un prétexte pour partir, et partir un prétexte pour écrire, écrire comme je le fais dans les bus, dans les trains, en mouvement, avec partout la vie qui va et vient, alors que je sens qu’en ce moment on s’étiole un peu tous les deux, mon écriture et moi — à moins que ce ne soit encore une dérobade pour ne pas me lancer dans ce livre de Madère que je diffère chaque été et n’avance qu’au compte-goutte ? « Mais de mes livres on s’en fiche, dis-je à Nouchka qui m’écoute avec grande attention, alors autant me faire reporter ou touriste en Pologne ! » Et je rumine alors un long discours sur les prisons du monde et l’urgence de vivre.

21/02/24

 

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