Vigie, février 2024

 

Le rayon vert (épilogue)

 

 

C’est la fin des vacances, le dernier soir d’une journée qui ne devrait même pas figurer dans le calendrier. On sent bien que tout est fini, fichu, perdu, plié, qu’on a laissé le temps filer sans avoir fait ce qu’il fallait – mais qu’est-ce qu’il fallait ? C’est juste qu’on n’a pas eu de chance, qu’on n’a pas trouvé la bonne carte au bon moment, la dame de pique dans la rue était un mauvais présage et le valet de cœur un signe trompeur auquel on ne pouvait plus croire. Le téléphone n’a pas sonné, la boîte aux mots est restée vide.

On sent pourtant qu’il reste un geste à accomplir qui pourrait nous sauver in extremis en rendant sens et clarté à ces jours perdus : un poème à écrire, un livre à lire, un film peut-être ? Le cinéma, ce peut être l’échappée, l’évasion – comme avant-hier soir les images de Dune sur le très grand écran – et puis, parfois, un moment de vie qui illumine tous les autres. Je prends alors le gros coffret de l’intégrale Rohmer et j’en extrais, cette fois je sens que je brûle, Le rayon vert. Je l’ai vu il y a des lustres mais j’en garde un souvenir ébloui, et je sens que c’est ce qui convient ; et puis j’ai lu que Rohmer, dieu merci, n’a jamais agi comme tous ces salopards dont je ne peux plus voir les films, que lui a toujours traité avec le plus grand respect toutes celles et ceux qui travaillaient avec lui, le contraire serait désespérant.

Aux premières images c’est sans doute la nostalgie qui d’abord me happe, parce que ces téléphones gris à cadran, ces 4L, ces R5, ces colliers à grosses perles colorées, ces coupes de cheveux, ces visages qui me rappellent celui de ma mère jeune me font revenir aussitôt aux sensations de mes dix ans – mais bien vite c’est le jeu des couleurs qui attire le regard, ce vert et rouge constamment décliné qui fait pressentir un sens caché derrière la banalité apparente. Qu’elle est touchante, Marie Rivière-Delphine aux yeux verts, oscillant entre ouvertures et replis, dans la quête de quoi, de qui, toujours dans la fuite, allant et venant, condamnée à rester en marge du monde, au bord des autres et d’elle-même, et renâclant contre cette incompréhensible malédiction… Dans ces images d’insouciance vacancière auxquelles elle tente de se mêler je ne vois aucune critique socio-civilisationnelle, ainsi que je l’ai lu par la suite, mais douceur et bonté du réalisateur. Tous ces gens dont elle ne parvient pas à partager la joie sont eux-mêmes touchants, parce que tout ce qui est vécu dans cette distance et cette fragilité est précieux. Ce qui touche aussi, ce sont les hésitations et les embardées de la parole (fait unique dans le cinéma de Rohmer, tout est improvisé), notamment quand Delphine avoue son végétarisme à ses hôtes dont les réactions d’incrédulité et de stupeur semblent hélas d’aujourd’hui…

Quand tout est perdu, quand elle a renoncé à trouver l’âme sœur et à sauver ses vacances, qu’elle attend le train du retour sur le siège vert sombre de la gare et qu’enfin se présente le « valet de cœur », on sent que le miracle est imminent. Ce qui l’a rendu possible, c’est d’abord un livre, Le rayon vert (que je me souviens avoir lu entièrement à voix haute à Léo, à sa demande, quand il était petit, alors que ce n’était pas un Jules Verne adapté à son âge – mais le titre l’avait attiré). Une conversation surprise à propos de ce livre lui permet de construire patiemment dans sa tête le schéma qui va lui permettre de sortir de son enfermement. C’est ensuite le hasard – l’arrivée inopinée du jeune ébéniste qui lui plait et à qui elle plait, le nom du magasin de souvenirs « Au rayon vert », les cartes à jouer trouvées par terre… – associé à un acte délibérément culotté de sa part (« Vous m’emmenez ? »). Quand, à la toute dernière image, apparait enfin le vert très clair du dernier rayon de soleil à l’horizon, ce n’est pas seulement Delphine qui est bouleversée mais le spectateur, en tout cas moi ce soir-là. Tout est net, transparent, signifiant, on peut lire enfin clairement dans son cœur et dans le cœur de l’autre. La poésie est ce vert clair qui transfigure la banalité en miracle, et qui in fine nous sauve.

29/02/24

 

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