Vigie, février 2013

 

 

HOKUSAÏ, LE « PATRON MORIN » ET LES EUCALYPTUS
(trois cauchemars)

1.

 

Je parle de la « La Grande Vague » d’Hokusaï à un parterre d’adolescents indifférents. Voyez le drame qui se prépare, voyez la vague devenue montagne et la montagne simple vague, voyez les hommes minuscules, condamnés, aussi perdus qu’on peut l’être !… Comme aucune de mes remarques ne trouve chez eux le moindre écho, j’entre dans une colère tempétueuse, puis soudain blessé au dos, plié par la douleur, je mets tout le monde à la porte. Certains résistent, restent à bavarder dans la classe car ce n’est pas du tout l’heure de partir. Je les supplie de s’en aller « parce que j’ai vraiment trop mal », quitte moi-même la salle et marche, le dos voûté,  jusqu’à un parking bordé de grands arbres. Vent de tempête chargé d’embruns. Douleur. Plus tard je leur écris une lettre d’excuses, dans laquelle j’explique en substance que je suis désolé mais qu’une souffrance somme toute bénigne peut rendre tout à fait teigneux celui qui n’accepte les naufrages que sous forme de représentation picturale ou poétique.

 

2.

 

Ce canot de sauvetage de 14,50 mètres de longueur, le « Patron François Morin », est doté d’une double coque aux bordées croisées en acajou. Insubmersible, autovidant, il peut tourner sur lui-même sans risquer de sombrer. Même si la violence d’une tempête finissait par le disloquer, il continuerait à flotter. D’une grande légèreté, il semble danser entre les vagues. À mesure que l’on s’approche du phare de La Jument et que les creux se font plus profonds, tout mon corps se crispe. Je m’accroche peureusement au bastingage. Depuis qu’une vague plus puissante a balayé le pont et l’a trempé, Léo lui-même a cessé de rire et se serre contre moi. Lui, oubliera la peur sitôt le tour du phare terminé ; je garde quant à moi un sentiment de désolation devant le peu de vaillance avec laquelle je fais face à cette épreuve sans conséquences.

Un jour pourtant il me faudra danser sur une mer autrement plus hostile, me débattre au bord d’abîmes autrement plus fatals. Ce ne sera plus le naufrage virtuel d’une estampe ou d’une promenade en mer, mais un vrai tourbillon d’angoisse qui m’emportera, me fera rouler sur moi-même jusqu’à la dislocation et la noyade. Ce simple tour du phare m’a été insupportable, alors que je savais qu’il ne durerait pas ; qu’en sera-t-il de cet autre tour qui, lui, continuera, durera bien au-delà de l’insupportable ? (Relisant plus tard ces notes, je me rassure en me disant que l’évanouissement et les calmants peuvent éviter le pire…)

 

3.

Je remonte en voiture une assez large route bordée d’eucalyptus, à Madère probablement. Soudain une sorte de crampe me paralyse le bras droit, puis l’ensemble de la moitié droite du corps, et je ne peux plus passer les vitesses ni accélérer. La voiture ralentit, s’arrête, repart doucement en arrière cependant que d’autres véhicules arrivent derrière moi à vive allure. L’accident semble inévitable. Je tire le frein à main, enclenche les feux de détresse. Les voitures en me dépassant provoquent de petites bourrasques d’air parfumé, et je sens monter cette odeur miraculeuse des forêts d’eucalyptus.

La douleur de la migraine enfin me sort des cauchemars et me tient éveillé le reste la nuit.

1er février 2013

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