Vigie, février 2013

 

 

LÂCHER PRISE

« Il nous faut, non seulement taire notre mépris du quotidien mais le jeter bel et bien aux orties (…). Il n’y a pas d’autre voie, d’autre issue que l’éloge des choses simples, que la célébration du monde, que notre dévouement à la beauté des chemins perdus. »

Joël Vernet, Lâcher prise.

Tout au long d’un long jour ordinaire, accumuler des forces pour préparer la nuit. Faire provision d’images pour parer l’aveuglement prochain. Comme les mésanges à la mangeoire sous les bouleaux se gaver des graines du présent, et comme la chatte sise en statue sur la table devant la fenêtre et qui regarde les mésanges, savourer, saliver, scruter, impassible en apparence seulement.

Les tâches quotidiennes. Le ménage dans le salon ouvert sur la montagne, sur la forêt enneigées (avec au premier plan le bouleau, les mésanges). Mallarmé le premier (il me semble), rompant avec une tradition d’albatros forcément solitaires, a bon an mal an tenté de concilier ce qui, de l’extérieur, a tout d’une existence bourgeoise — la femme, l’enfant dont les pleurs perturbaient le travail du maître, le quotidien banal et confortable — en laissant place sur la page, par exemple, au nettoyage des vitres, activité profondément poétique menée par Mme Mallarmé et trop rarement célébrée (il s’agit de l’ « Éventail de Madame Mallarmé », « Cet éventail si c’est lui / Le même par qui derrière / Toi quelque miroir a lui / Limpide (où va redescendre / Pourchassée en chaque grain / Un peu d’invisible cendre / Seule à me rendre chagrin) »…). La folle exigence et l’écriture pour le moins contournée de Mallarmé fait parfois oublier à quel point sa poésie « pure » reste, dans ses détours, tournée quand même vers l’expérience sensible du monde — « époussetée », certes, mais moins éthérée qu’on ne le dit peut-être : « Suffisamment je me fus fidèle pour que mon humble vie gardât un sens. Le moyen, je le publie, consiste quotidiennement à épousseter, de ma native illumination, l’apport hasardeux extérieur, qu’on recueille, plutôt, sous le nom d’expérience ».

La tentative reste précaire, menacée d’artifice et de préciosité.

 

On reste davantage fasciné par l’extrême, la totale, la sublime soumission d’un Rimbaud, ou dans une certaine mesure et plus récemment, d’un Augiéras, devant la haute tâche poétique.

Augiéras dans sa grotte en Dordogne, toutes amarres larguées, vivant, se brûlant dans l’incandescence de sa folie ou du sacré retrouvé : savoir que cela peut être possible à la fois enthousiasme et intimide… Je lisais dans la nuit, avec une certaine et juvénile exaltation et un sentiment de paradoxale connivence, le vibrant hommage que Joël Vernet lui a rendu dans Le moine et le vagabond. Une part de mon être rêve toujours obscurément d’une vie de vagabond et d’ermite, semble-t-il.
   
Je m’assois. J’ouvre le livre. Je suis, aussitôt, le vagabond et l’ermite.

Puis relisant ce Petit traité de la marche en saison des pluies acheté naguère à Lodève, je sens que l’espace protégé de la maison s’agrandit, se peuple de toutes les images nomades qui, pareilles aux négatifs de photos jamais développées et oubliées dans un tiroir de la mémoire, semblaient n’attendre que cela pour surgir à nouveau et danser entre les rideaux et les poutres.

Images du Sahara et du Brésil.

Je verse le thé : celui-là même qu’on sert, serré, sucré, amer, à l’aube auprès du feu dans le désert avant de se remettre en marche.

Le salon : une grotte.

J’enlève la poussière, je fais briller les lauzes noires du sol : une fête.

J’ôte en ce jour les guirlandes lumineuses car la lumière de février nous inonde, qu’amplifie encore le manteau de neige qui couvre la vallée. Se mêlent à la lumière, à cette tâche banale du ménage rupestre, les paroles d’Augiéras, de Vernet, de Proust. Grâce au livre la maison n’enferme plus.

L’enfant maintenant est assis à la table pour faire ses devoirs. Le livre, le carnet, la tasse de thé maintiennent large l’espace, et c’est peu dire alors qu’il est bon et beau d’aider l’enfant à faire ses devoirs.

Pourquoi la poésie exigerait-elle porte close, retraite, refus du monde ordinaire qu’elle est pourtant sensée transfigurer ou, tout au moins, éclairer ? Cela, certes — cette porte ouverte, ce carnet et ces livres mêlés aux instruments du ménage, de la cuisine ou de l’école dans le cadre rassurant d’une demeure — est moins spectaculaire que l’austérité d’une grotte, mais c’est la vérité de ma propre existence. La nier, la fuir pour un rêve d’ailleurs ne serait qu’une manière de s’égarer encore. (Pour devoir ainsi la redire il semble néanmoins que cette idée ne soit pas si évidente.)

Le soleil rasant de cinq heures cependant rallume les coussins de neige d’une lueur nouvelle et creuse un peu plus les rides et les ombres. L’instant s’immobilise. Soudain on voit (naturellement on pourra toujours se gausser, nuancer après coup, mais c’est sur le moment absolument évident : on voit).

La lumière blanche légèrement voilée, cassée, comme on parle d’un « blanc cassé ».

La chatte aux yeux mi-clos.

La danse des mésanges.

Les visages sur les photographies des vivants et des morts.

On n’entend plus aucune clameur d’enfants. Un geai, en se posant sur une branche assez fine de l’un des bouleaux, provoque une petite avalanche. Ciel blanc. Troncs noirs soulignés de blanc. Poudre blanche jetée en offrande à l’hiver. Repos du chat, du temps, un instant. Ombres précises, nullement hostiles. Becs ouverts pour des chants muets. Lumière plus intense, d’une flamboyance mate, rentrée, et blanche, comme une aube hivernale en fin d’après-midi. Cela est donné. Impossible à susciter, encore moins à garder (on peut tenter d’en recueillir les traces). Quelque chose est donné en cet arrêt, cette immobilité muette qui laisse percevoir le mouvement et l’appel. On ne peut que l’accueillir, répondre en saluant comme on le fait quand, en promenade, on croise un ami, un voisin qu’on ne s’attendait pas à rencontrer là, à cette heure, en cette saison où le village semble abandonné.

Avalanches minuscules de la neige qui, malgré le froid vif, fond quand même — et la lumière qui, déjà, commence à tourner, à ternir.

Moments nets.

Moments vifs.

Moments où la vie se recharge, se rouvre.

Moments qu’on ne peut fabriquer mais qui naissent comme d’eux-mêmes, qui viennent spontanément dans la brèche d’un lâcher-prise, au bout d’une attente sans objet, dans cet accueil, dans cette posture de l’écrivain assis face à la table, au-dessus du carnet (je sais que cela peut arriver même à un romancier, à un peintre ou à n’importe qui) et tout occupé, divinement occupé, à ce divin labeur de former des signes sur la page, signes eux-mêmes rendus nécessaires par l’accumulation des jours sans signes, des jours où le monde paraissait impassible, impossible, indifférent ou hostile, tout comme peut l’être la boîte aux lettres qui reste vide (ou contenant de manière à peine moins navrante, au lieu de la lettre espérée des prospectus, des factures, des refus) ne l’était peut-être que pour mieux préparer le moment banal, absolument semblable à tous les autres, où l’on irait l’ouvrir et où l’on trouverait enfin l’enveloppe qu’on n’osait plus espérer, le signe, l’écho d’un appel qu’on avait cru perdu, l’inespéré…

Cela, seule l’écriture me l’accorde — l’écriture en tant que lecture du monde et de soi, en tant que manière de se relier au monde, de se réconcilier avec plus vaste qu’elle et que moi qui tient la plume, et que nous autres qui lisons les signes.

Sans les livres, sans cet art véritable qui est, comme on sait, « soluble dans la vie » : plus rien pour nous qu’un monde mort, et toute la place laissée à la dévastation.

9 février 2013

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