Vigie, février 2013

 

 

NOTES À PROPOS DE DOMME

 

Ciel bleu très pâle légèrement strié de nuages rosés. Paysage très lumineux, et le brouillard dans la plaine. On voit d’ici l’orgueil : Ah, l’homme des cimes ! Je suis dans la lumière, et l’homme des villes et de la plaine prisonnier des brouillards…

Malgré tout l’attrait que je peux avoir pour les charmes érémitiques, force est de constater les dangers de retraites souvent établies sur des bases trop fragiles (et comment pourrait-il en être autrement dans un monde où les fils des traditions se sont rompus ?).

Lu hier soir le livre de François Augiéras Domme ou l’essai d’occupation. On ne peut qu’être impressionné par le parcours de l’auteur et par ce qui est tenté là. Lui, a vraiment tout lâché (hormis peut-être l’orgueil de l’avoir fait). Mais au bout du compte, que de pathétique ! Un pauvre homme isolé, obsédé par le regard des autres, et pris dans les rets d’une confusion pas même conscience d’être confusion. Le langage reste trop souvent englué dans les clichés : ainsi de cette lumière primordiale « que les occidentaux s’obstinent à nommer Dieu » — ce qui n’empêche pas Augiéras de balancer du « Divin » en veux-tu en voilà, et avec majuscule…

Bien sûr que la tentative me parle. Retrouver les sources du sacré. Aller jusqu’à tourner le dos au monde et s’isoler dans les grottes de Dordogne. Faire de chacun de ses gestes une proclamation… Mais le résultat livresque est décevant. Ce qui fait défaut est peut-être d’abord une poétique. Les mots pour le dire. Peut-être, sans doute Augiéras a-t-il réellement fait l’expérience de moments de grande ouverture : quiconque, affaibli par la fatigue, la maladie, la solitude et la faim, resterait des jours entiers dans une grotte assis en lotus au milieu de l’encens et des orties séchées finirait vraisemblablement par atteindre certains états de conscience plus ou moins dépersonnalisée dont les enseignements bouddhiques soulignent à quel point ils sont des leurres. Non pas la « libération », mais le pire des obstacles dès lors qu’on leur prête attention et qu’on les monte en épingle (ce que le littérateur ne peut s’empêcher de faire). 

On sent à chaque phrase le désir puéril et touchant d’être vu, quand même, par ceux à qui on tourne le dos. On lit le désir de se prouver à soi-même quelque chose, et la volonté forcenée d’amplifier et de justifier l’expérience. Toujours la volonté. On est si loin du lâcher prise. Tant d’orgueil, et si peu de nuances. Tant de fantasmes aussi, comme lors de l’apparition finale de ce jeune gitan qui offre un de ces symboles saisissants trop romanesques pour être inventés (« Je n’invente rien, et ne lâche jamais le réel, qui dépasse souvent la fiction ; car, à la fin de ce siècle, on négligera les romans, pour ne retenir que les récits authentiques, témoignant que certains êtres, avec ou sans l’approbation de leurs contemporains, auront vécu intensément une charnière des Temps. »).

Voici donc réunis les parias, le vieillard et le vagabond, et ce sont en fait les pages les plus touchantes du livre. Aucune chance cependant pour ce garçon d’être autre chose qu’un rêve. Quand l’individu à ce point se dissout dans le rêve, et même dans le projet, la tentation totalitaire n’est pas bien loin. Augiéras ? Fascinant, peut-être ; et dangereux, aussi.

L’isolement d’un Jean-Pierre Abraham dans le phare d’Armen ou dans un monastère cistercien, est d’une tout autre trempe. Ici pas de faux-semblants, de grandes envolées illusoires. On est au plus près de l’expérience vive. Sans violence, mais avec rigueur, ténacité, humilité, les lignes lancées par Abraham portent d’autant plus loin qu’elles le sont depuis une rive qui est encore la nôtre (en cela, Abraham est, peut-être avec Réda, l’un des écrivains les plus proches de Nicolas Bouvier). Dans le phare d’Armen, Abraham travaille. Il est relié encore et profondément au monde ordinaire, où les bateaux ont besoin de lumière pour ne pas sombrer.

Encore le phare d’Abraham est-il même peut-être un objet trop fascinant, trop spectaculaire — comme le voyage de Nicolas Bouvier de Genève à Ceylan a fini par le devenir. Au bout du compte, une simple pièce anonyme avec une table, cela suffit aussi. Nulle équipe de télévision ne saurait débarquer pour faire un reportage à sensation ( « les coulisses de l’exploit » !). Rien de spectaculaire. Un homme assis à une table. Et cela suffit bien.

 

11 février 2013

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