Vigie, décembre 2014

 

 

 

JOUR DE GIVRE

 

 

Ce matin tout est blanc – non de neige, comme je l’ai d’abord cru en me levant, mais de givre. Les récentes averses de pluie ont totalement effacé les dernières traces de neige, mais préparé le terrain au givre, dont le travail est moins fin, moins spectaculaire et encore plus fragile mais dont j’apprécie tant, quand il se dépose ainsi uniformément sur la fenêtre de toit, la luminosité tamisée dont la douceur m’évoque (je le dis chaque année) les cloisons de papier des maisons japonaises. 

 

Le givre, c’est encore une façon de faire reluire les ombres, de mettre de l’élégance dans l’ensevelissement, de la netteté dans le flou des cauchemars. 

 

Une migraine venue la nuit dernière m’avait épuisé, et rendu le jour insupportable. Je m’affligeais une fois de plus de mon peu de courage face à la douleur, et repensais avec une consternation sans fond à ces dernières paroles prononcées (non sans un certain sens de la litote assez admirable et, dans ces circonstances, généreux) par ma mère sur son lit de mort : « Je ne me sens pas très bien… » Couché tôt, transi, je me suis recroquevillé sur mon mal. De cette nuit, je n’attendais vraiment rien de bon. J’ai alors rêvé d’elle. Pour la première fois depuis sa disparition j’ai pu, en rêve, la retrouver longuement, comme si c’était possible. 

Nous assistions ensemble à une sorte de concert pour lequel il fallait installer des chaises et monter une estrade. Les détails importent peu, qui se sont d’ailleurs évanouis comme est en train de le faire le givre à la fenêtre face à laquelle j’écris. Ce qui ressort de ce rêve, c’est le bonheur inouï qu’il y avait à pouvoir se parler, lui parler, l’écouter – car les paroles qu’elle prononçait n’étaient ni la réplique d’anciennes conversations laborieusement reconstituées par un effort de la mémoire ou conservées dans le formol des bandes vidéos, et elles ne semblaient pas dictées par la conscience du dormeur. Tous les rêves qui la mettaient en scène avaient jusqu’à présent été interrompus par la certitude de sa mort. Celui-ci a pu se dérouler jusqu’au terme d’une conversation paisible, banale, où nous parlions de chanson et même, je crois, du dernier disque de Dominique A (qu’elle aimait tant et n’écoutera plus guère que dans mes rêves). 

À la fin du rêve, je lui ai dit : « Tu vois, c’est bien de pouvoir se parler. Nous le pourrons encore. Nous avons encore un futur. »

 

Au matin le soulagement d’avoir pu vivre ces bribes l’emporte sur la cruauté du retour. Mieux vaut ces ombres, et la lumière qui les rend possible, plutôt que rien.

C’est sur ce matin-là que s’est ouvert le ciel de givre qu’à présent je regarde se défaire en étoiles, en constellations, en oiseaux blancs, en vagues bleues, en continents, en îles, en îlots, sur la carte mouvante qui se déchire à la fenêtre à mesure que la température remonte, et qui laisse peu à peu entrevoir un paysage net, lavé, tranchant et lumineux.

Le temps des fêtes est devant nous – dans nos rêves ou les dessins sans dessein du givre aux fenêtres.

 

12 décembre 2014 

 

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