Vigie, décembre 2014

 

 

 

LE MONDE BLANC

 

 

  Ô la neige

regarde la neige

qui tombe…

 

Claude Nougaro

 

 

Toute la journée la neige tombe, et ce soir encore. Je la regarde tomber. J’écoute d’abord le silence à peine crépitant du grésil sur la vitre, puis plus rien. On n’entend plus rien, on ne voit plus grand-chose non plus par la fenêtre de toit désormais obstruée. Le carillon tinte parce que le vent s’est levé. Et la neige tombe encore.

C’est ainsi. Il y a peu à dire, aucun récit à plaquer là-dessus. On pourrait en rester là, se contenter d’une image (celle-ci peut-être de trop) et de ce fragment d’une chanson encore de Nougaro, qui ressemble à un haïku. Quelque chose s’ouvre comme une disponibilité nouvelle. Au dehors tout est blanc et flou : quand, passée la longue averse, le soleil reviendra, ce sera une toute autre modalité (plus nette, plus tranchante, plus précise) ; mais pour l’heure il y a une certaine douceur vague dans cette contemplation-là. 

Je suis à mon aise dans ces moments blancs. J’en ai connu beaucoup. Nul besoin de la neige et de l’hiver pour les connaître, d’ailleurs. Je me souviens d’un matin de tout début d’été où, après avoir lavé les vitres de mon appartement lyonnais, j’avais été frappé par cela. J’avais alors griffonné une « Note de la maison vide » beaucoup trop emphatique, que j’avais intégrée au livre D’un hiver à un autre au prix d’une petite entourloupe (il m’avait fallu transposer ce texte de juin au mois de janvier pour rester dans la tonalité hivernale du livre – c’est là une tricherie qu’en principe je m’interdis, mais que j’ai néanmoins réitérée à deux ou trois reprises en donnant une tournure tropicale à tel texte savoyard, par exemple…). 

« Blanc immense, blanc nacré capiteux qui n’est pas celui de la virginité, des linceuls ni des suaires – blanc de neige atténué ou blanc velouté des shôji japonais, blanc mat et luxueux, profond et lumineux, léger comme plume et doux comme duvet… »

C’est cela, le « monde blanc ».

 

*

 

Si je me décide enfin à clore la série des chapitres entamée l’an passé à propos des « cinq couleurs » du bouddhisme, ce n’est donc pas seulement parce qu’il a neigé (la transposition que je viens de dénoncer montre que l’essentiel n’est pas là). L’intérêt que je porte aux saisons et le rapport, disons, tendu, que j’entretiens avec le temps m’ont poussé à insister sur le lien que les enseignements établissent entre les diverses modalités d’être et les dites saisons : la générosité parfois envahissante du « monde jaune » est liée à l’automne ; la vision claire et froide du « monde bleu » est celle de l’hiver » ; la bonté aimante, éventuellement un peu mièvre ou trop sentimentale, du « monde rouge » est associée au printemps ; et l’efficacité du « monde vert » à l’été.

Mais le monde blanc n’est d’aucune saison. Il est cet état de contemplation neutre, d’ouverture, de plein accueil sans lequel aucune expérience ouverte n’est possible. Sur bien des mandalas il occupe la place centrale, entouré par le jaune au sud, le rouge à l’est, le vert au nord et le bleu à l’ouest. Le bouddha blanc Vairocana y trône, qui symbolise l’espace tout ouvert. 

Les choses sont ce qu’elles sont, et c’est bien ainsi : voilà le monde blanc !

Le monde blanc est celui du retrait, de la retraite, du refus de l’agitation vaine, voire de la sentimentalité, de l’effort intellectuel − contemplation et intuition suffisent. Il nous met en rapport avec le primordial, au mépris peut-être (quand le monde blanc commence à se fermer) du relatif, du relationnel. Dans ses formes les plus crispées le monde blanc peut devenir bêtise animale, paresse, peur du réel, passivité, immobilité, claustration (je connais assez bien cet aspect-là aussi). 

 

*

 

J’ai perdu les notes, les enregistrements qui m’accompagnaient du temps où je m’étais plongé dans ces enseignements que je continue à tenir en haute estime, mais avec lesquels j’ai pris quelque distance. Je ne prétends pas être enseignant du Dharma, et suis une source peu fiable. Le monde blanc, je l’ai pourtant immédiatement mis au centre de mon propre mandala et, d’une façon que je crois pertinente, associé à l’écriture, à la page blanche de l’écriture : cet espace d’accueil à ce qui est, à ce qui vient du dedans, du dehors.

Quand, après un été de travaux fastidieux, je me suis installé dans cette pièce sous les combles qui est devenu mon bureau, j’étais alors en pleine période « bouddhiste » et j’ai pris un certain plaisir à traduire dans le langage symbolique des couleurs et des objets ce qui m’importait le plus – tout en l’accommodant à ma façon. Mes pratiques ont depuis évolué (la conque a été avantageusement remplacée par l’accordéon et la méditation assise par l’écriture en mouvement), mais j’ai gardé ce décorum assez tapageur que j’abandonnerai peut-être un jour mais au sein duquel je me sens bien et qui continue à faire sens. Je l’évoque à la fin du tout dernier poème de L’éloignement :

 

Je suis assis à mon bureau

le torse nu

« telle une sorte de fakir »

 

C’est ici que le voyage

commence et s’achève

 

à main gauche

le jaune de l’automne – 

une nature morte

 

puis le bleu hivernal

qui met l’homme en retrait – 

une estampe

 

au centre

le rouge du printemps – 

chant d’amour à quatre bras

 

à droite

le vert de l’été – 

cadre vert aux nénuphars

 

toutes les couleurs se mélangent

dans le noir et blanc  

de l’écriture 

 

Le bureau bariolé sur lequel j’écris est ainsi associé au blanc. J’ai acroché au mur blanc, dans un cadre blanc, une calligraphie japonaise réalisée par Sôryû Uesugi pour la couverture d’une édition des Notes de l’ermitage de Kamo no Chômei et qui parle de la permanence sans cesse renouvelée de l’eau de la rivière. 

Finir cette année en parlant du monde blanc, en m’auto-citant aussi de façon excessive, c’est peut-être simplement une manière de dire : voilà, j’écris encore, je m’obstine, même et surtout si c’est inutile (les moines chartreux dans leur monastère, est-ce qu’ils se demandent avant chaque prière si c’est utile ?). J’écris une fois encore comme la neige tombe (et pendant que la neige tombe), dans le vague, dans le flou (je ne suis pas philosophe, et mal à l’aise avec la réflexion abstraite). J’écris pour y voir un peu clair, comme on allume un feu ou une lampe-torche dans la nuit. J’écris pour relier entre elles les différentes modalités de ma vie, et tenter de donner à tous ces fragments aussi évanescents qu’un rêve un semblant de consistance. 

Pendant les séminaires que je suivais naguère, la question de l’évaluation des pratiques était souvent posée. Je me souviens d’un enseignant qui avait dit cela : si la pratique vous rend encore plus pénible, plus faux, plus arrogant, plus prétentieux, laissez tomber ! Il me semble que c’est le propre de toute activité humaine que de pouvoir être déviée de sa juste course et transformée en catastrophe. Il me semble qu’un grand nombre d’écrivains, reconnus ou non, et un plus grand nombre d’artistes de scène encore, ont pu produire des œuvres parfois admirables tout en devenant de plus en plus pénibles, de plus en plus arrogants, etc. Je place pour ma part l’humilité et l’honnêteté au plus haut rang parmi les valeurs humaines et artistiques. Je voudrais – je crois le faire – continuer à écrire humblement, gravement, discrètement et même (cela ne me gêne pas) souterrainement.

Je suis encore cet écolier qui soignait ses rédactions. J’ai douze ans, voilà tout, il neige à la fenêtre et j’ai fini le dernier devoir de l’année.

 

À tous et à toutes je souhaite beaucoup de bonheur et d’amour à l’aube de cette année nouvelle. Puissions-nous nous montrer humains dans un monde qui ne l’est pas, tenir dignement tête à la bêtise, laisser les bêtes en paix − et « que tout nous soit propice »…

 

 

 30 décembre 2014

  

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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