Vigie, août 2015

 

 

 

FÊTE D’AOÛT

 

 

 

 

Toute une nuit de pluie : de la « lune bleue » on n’aura pas même vu le halo. Au matin un brouillard doux (plus gris que bleu) stagne sur les toits du Villard, une humidité tiède qui, avec un peu de bonne volonté, peut évoquer la forêt guyanaise à cinq heures du matin en saison des pluies… Quand le soleil peut-être percera et que le paysage réapparaîtra cela fera de belles lumières, les champs paraîtront plus jaunes et la forêt plus verte ; mais pour l’instant on ne voit, on n’entend presque rien – seulement la femelle du merle qui fourrage dans le poirier, et le très léger crépitement du brouillard. 

 

*

 

Le soleil n’a pas percé. Des ombres pressées passent sous la pluie en portant des tables, des chaises, des plats à tarte ou des accordéons. Une fois de plus le hangar de Danièle et Robert fera office de salle des fêtes.

Même sans brouillard ce grand hangar à l’entrée du Villard parait un peu hanté. Il rassemble quelques-uns des vestiges de la scierie des Cuquat, partie en fumée il y a dix-huit ans. Les spectres de l’ancienne activité le peuplent encore, de moins en moins nombreux – dernières machines rouillées, précieuses et inutiles, treuils, poulies, et l’on pouvait encore voir il n’y a pas si longtemps le grand camion de Robert qui est, depuis, parti en Afrique (le camion, pas Robert ; Robert, lui, est avec moi sous le hangar et me prête en passant la disqueuse à béton dont j’ai besoin pour des activités extra-littéraires et non musicales sur lesquelles je ne m’appesantirai pas). 

La fête, pour un temps, ranime les parpaings. 

Dans la vallée ces réunions de voisins (au sens large) drainent parfois beaucoup de monde (la nôtre, surtout par ce temps très gris, reste intime) et sont l’occasion de se retrouver, de partager, de renouer quelques liens par-delà les tensions inhérentes à la vie en commun (qui l’est en fait assez peu). J’aime y voir une célébration gratuite du moment, de la saison, de la musique, quelque chose de léger dont on ressent soudain ardemment le besoin (et que j’associe, pour des raisons biographico-psychologiques secondaires, au Brésil).

Je sais que toute la soirée et jusqu’à tard dans la nuit les enfants joueront, riront, crieront, courront comme des fous et sans doute pleureront quand ils seront trop fatigués ou qu’il faudra rentrer. Ils ne sentiront ni le froid ni la nuit, ils n’écouteront peut-être que distraitement la musique et encore moins les conversations d’adultes, ils mangeront en hâte pour retourner courir autour du réverbère, mais je sais que toute leur enfance restera imprégnée par les parfums, les sons, les images et le goût de ces moments. Ils se fabriquent ainsi de beaux souvenirs, dont on partage déjà la nostalgie.

« Moi je joue avec River, je joue avec River ! », répète une voix haut perchée sur un ton très décidé, comme pour redoubler verbalement la joie du jeu ou pour repousser une éventuelle interruption…

Pour l’heure on s’affaire. Daniel est arrivé avec tout son matériel, clavier, sax, sono −  c’est sur lui que repose toute la partie musicale. On devise, il me parle de son sax (qui, même muet, m’éblouit), de son parcours et de sa passion musicale. Ses amis le rejoignent – harmonica, guitare, basse, batterie, un deuxième saxophone, deux claviers, l’accordéon de Babette : l’orchestre cette année s’est bien étoffé. On admire une fois de plus cette qualité de rencontre que permet la musique, qui ne se situe pas à côté mais juste un tout petit peu au-delà des mots…

On joue. Avec la candeur retrouvée des grands enfants que nous sommes aussi, on joue la partition de cette fête d’août. 

Dans la pénombre, écolier malhabile qui a préparé avec trop de soin un exposé trop long qu’il présente en bafouillant à la classe indulgente, je redécouvre les aléas de la scène (noté en marge du carnet : pour la prochaine fois prévoir moins long, mettre le pupitre plus haut et l’éclairer, ne surtout pas mettre de scotch sur le si bémol, etc.) cependant que Léo assure avec un stress moins visible sa partie. (C’est égal : l’accordéon d’Alain aura quand même sonné à nouveau ; c’est ce que je voulais.)

Ces moments-là ne se racontent pas (à quoi bon ?), et peuvent à peine s’évoquer après coup, pour mémoire. On en garde quelques traces, quelques images fixes ou mouvantes, quelques bribes dans la tête au moment de repartir, passé minuit, avec les enfants qui n’ont pas pleuré mais ne se sont pas non plus lassés… On en garde surtout la sensation d’une vitalité renouvelée, à laquelle l’expressivité sidérante du sax n’est sans doute pas étrangère. 

Ces deux jeunes musiciens qui ont improvisé avec tellement de complicité et de joie sur leurs deux claviers, j’ai supposé naturellement qu’ils avaient de longues années d’étude et de pratique derrière eux. Ils me disent qu’il n’en est rien, qu’ils n’ont même jamais pris de cours, qu’ils ont commencé presque sur le tard et, pour l’un, depuis trois ans seulement, mais qu’ils jouent par plaisir, voilà tout… 

Alors, une dernière bossa pour le plaisir, pour laisser passer la garota de Ipanema et avec elle cette douceur brésilienne dont le seul parfum suffit à troubler – et puis merci, « merci à tous, à la prochaine… »

 

1er août 2015

 

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