Vigie, août 2015

 

 

 

 LE TROU

 

 

 

Grand soleil sur le Villard, où chacun s’affaire ou fainéante. Les chats s’enfoncent dans le creux de leur quotidienne sieste de quinze heures, qui allongé dans la grange, qui dans les hautes herbes, qui sur un fauteuil du salon. Bien vite l’air s’alourdit. Tout est lourd. C’est, en un sens, le temps idéal pour creuser. 

Toute la matinée je creuse. Je ne me creuse pas la tête sur des questions profondes et je ne creuse pas non plus la langue comme Mallarmé, non, mais juste la terre, avec une pioche, une pelle et un seau. Le terrain de fouille est ce dernier carré de terre « vierge » aux fondations de la maison, id est à la cave, sur l’ancien emplacement de la fosse septique récemment démolie par mon père (le récit du combat épique par lui livré contre la cuve en béton surarmé aurait mérité d’être conté – et ce d’autant plus que la fosse fragilisée mais lourdingue a bien failli l’écrabouiller en chutant, ce qui aurait considérablement modifié la tonalité de ces lignes et l’avancée des travaux ; mais il faut que je retourne creuser et l’heure n’est pas aux longs discours).

Je creuse, disais-je. Je n’ai commis aucun crime et je n’ai pas de cadavre à cacher… Tous ces films dans lesquels un personnage enterre en trois coups de pioche un cadavre complet dans un sol dont on ne sait même pas s’il est sableux, argileux, meuble, caillouteux, sec ou humide, manquent évidemment de réalisme (à moins que l’adrénaline produite par une situation extrême permette de réaliser des exploits dont je n’ai pas idée – j’avoue volontiers mon manque d’expérience dans ce domaine). Mais ils passent surtout à côté d’un autre film qu’il serait intéressant de monter : le héros, pendant toute une nuit, s’acharne à creuser le sol qui lui résiste, chaque cailloux est une menace, ses mains saignent, il transpire en gros plan, le temps s’étire et devient un ennemi pire que la police, l’effort semble insupportable, parfois il s’arrête et l’on sent bien qu’il est au bord du gouffre, puis il continue, en ahanant, jusqu’à l’aube, et jusqu’à ce qu’il comprenne que c’est bien sûr son propre tombeau qu’il a creusé… (En fait, Jacques Becker a fait quelque chose d’approchant avec Le Trou, que j’ai vu il y a bien longtemps et dont je n’ai qu’un souvenir flou : il montrait bien je crois, avec l’austérité qui convient, ce combat contre le temps et la matière que des prisonniers livrent en creusant un tunnel pour s’évader.)

Donc, je creuse un trou, et la terre sale, sèche, dure, me résiste. La pioche entaille mes mains de manieur de stylo. Le seau est lourd…

Je n’espère trouver nul cadavre, pas même un squelette de rongeur ou de martre comme cela m’est arrivé en d’autres endroits de la maison. Il n’y a rien, que de la terre morte et de grosses pierres que j’extrais et que j’entasse dans un coin. Colon de ma propre maison je creuse seulement pour m’approprier le dernier espace qui m’échappait et couler ensuite une nouvelle dalle de béton. Je vois dans le mur une large entaille laissée par la mangeoire des vaches, dernière trace de l’écurie d’autrefois. C’est aussi une façon, me dis-je, d’aller au-delà de la mémoire de la maison et de lui faire vivre une autre histoire.

La terre et les pierres des vieux murs bientôt seront cachés. La grange sera devenue un salon de musique : elles seraient bien étonnées, les vaches, si elles pouvaient revenir…

 

5 août 2015

 

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