Vigie, août 2015

 

 

 

 LA LUMIÈRE DESCEND LA MONTAGNE

 

 

 

La lumière descend la montagne. Elle passe les crêtes bleues hérissées de sapins, glisse sur les noisetiers, se faufile entre les pommiers du verger d’en haut, rallume la tête du grand tilleul puis, franchissant d’un bon la combe et la route, va reverdir le champ d’en face. La forêt frémit, tilleul et bouleaux bougent un peu, comme le fait le chien dans son sommeil quand un rêve ou une mouche le perturbe. Voici justement qu’un chien aboie du côté des Landaz. Un très gros bus Philibert chargé de personnes âgées remonte la route encore à l’ombre, puis l’on n’entend de nouveau plus que le frémissement des arbres.

La lumière dessine des ombres sur les dalles de la terrasse. Elle atteint les lilas et le haut du poirier. Au long fffffffffff vivant des arbres et à l’aboi du chien se mêle une rumeur d’insectes, et l’on se dit qu’il fera beau. Un pic épeiche martèle un châtaignier, une mouche folle se heurte cinq fois de suite à la vitre avant de repartir en zigzagant. Ce petit grésillement sur la gauche, ce sont les dents des brebis qui mastiquent les hautes herbes. Les fleurs neuves du spirée (que les brebis, dieu merci, ne peuvent atteindre) sont une offrande à la lumière.

La lumière gagne. Elle fait blanchir la falaise et la page, caresse la laine des brebis et brille au fond de la tasse où je la bois en même temps que le thé. Elle gagne du terrain, bien sûr, mais ce n’est pas une conquérante. Elle est douce, feutrée, filtrée par les nuages et les feuilles, elle n’arrive que de biais de derrière la montagne et elle se retirera paisiblement le soir venu. Dans ce pays de pentes et de forêts elle ménage tout ce qu’il faut d’ombres − même les chouettes et les chauves-souris ne peuvent s’en plaindre…

La lumière réunit, à leur insu comme au sien, les formes qui semblent séparées. Elle est une force d’unité et de vie – assez voisine au fond de ce que les Grecs anciens appelaient Éros, l’amour primordial. Il suffit de suivre les chemins qu’elle allume le matin pour percevoir quelque chose d’une vieille connivence qui nous relie au monde et à ses habitants.

Maintenant le pic est tout près, qui tape en remontant le tronc du vieux poirier ; il s’arrête, me regarde, puis pousse un cri bref et s’envole avec un éclat rouge accroché à son crâne. Moi je murmure, en frottant le feutre sur la feuille, ces quelques mots dont le son me convient − et puis, ayant tendu la tasse en direction des crêtes, je bois une bonne rasade de thé vert à la santé de la lumière.

 

4 août 2015

 

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