Vigie, août 2015

 

 

  

LES FAILLES

 

 

 

Journées de travail et de travaux, où l’on s’affaire sans guère mettre le nez dehors. J’avance dans la forêt des carnets et des textes accumulés au travers desquels je tente de tracer un chemin. Pendant ce temps la canicule continue à sécher la terre, interrompue de temps à autre par des averses rares et brutales.

Une chose me frappe dans ces moments de relative claustration : la persistance de sensations émanant du dehors, et toutes ces interruptions encore bien plus brèves que les averses d’été pendant lesquelles on savoure avec une intensité accrue les formes et les saveurs du monde…

 

Ces failles, il suffit d’aller relever le courrier ou jeter la poubelle pour les rouvrir. 

Il suffit de passer devant la fenêtre.

Parfois les chats ramènent une souris à ma table, ou bien j’entends soudain des cris affreux devant l’atelier parce que Musique a enfin attrapé la taupe qui creusait là ses galeries : toutes affaires cessantes je me précipite pour prendre l’animal vivant (que le chat me donne d’ailleurs de lui-même) et l’amener le plus loin possible de la maison. Je marche à grands pas à travers les hautes herbes dans l’air soudain saturé de pollens, de couleurs, de saveurs estivales, puis je pose la taupe et la regarde s’enfouir à toute vitesse…

Parfois on quitte la maison pour monter jusqu’aux châtaigniers voir si, vraiment, les girolles n’arrivent pas. On peine à croire à la réalité de cette petite catastrophe : ce sera une année sans champignons, et l’on n’avait encore jamais connu cela. On pousse jusqu’au Nan des fruitiers, d’où l’on ramène un unique bolet rude oranger qui finira dans les galettes du soir.

La venue d’un ami est aussi l’occasion d’une grande et belle faille, et l’on se retrouve pour un moment à marcher parmi les sapins jaunes sur les crêtes brûlées au-dessus du village, avec alors quel délicieux vertige !

J’aime sentir ces brèches, ces failles qui font de la claustration une simple stratégie, au fond, pour in fine mieux savourer la liberté des champs et des bois. Je me souviens de tel été que j’ai passé, adolescent, à écrire, et des remontrances de ma mère qui déplorait que je m’enferme ainsi alors qu’il faisait beau ; je me souviens avec précision des moments où j’interrompais mon travail pour regarder à la fenêtre, ou des quelques pas que je faisais dans le verger, jusqu’au bassin, lorsque j’estimais avoir terminé un chapitre… Je n’ai pas gardé la moindre page de l’interminable pensum que j’avais alors commis (à peine le titre, Nuit d’hiver, qui n’était pas de saison), mais les images du verger sont restées.

 

Ce soir cependant c’est un étrange phénomène lumineux qui m’arrête dans mon travail et me fait courir d’une fenêtre à l’autre. Toute la maison baigne dans une brume orange. Je n’ai jamais vu cela. Ce pourrait être inquiétant, mais c’est seulement magnifique : le soleil couchant reste invisible, mais diffuse partout sa lumière à travers cette brume fine. Je tente de photographier cela, mais c’est impossible. Les fleurs roses du spirée, peut-être, accrochent un petit quelque chose de cette clarté surnaturelle…

Je laisse finalement l’appareil photo et reste à la fenêtre à regarder glisser sur la terrasse rose un gros escargot de Bourgogne à la coquille orange. Cela ne dure que quelques minutes, mais toute la journée en est illuminée.

 

13 août 2015

 

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