Vigie, septembre 2015

 

 

 

L’ENFANT AU LIVRE

 

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C’est de n’avoir rien inventé qui donne à son œuvre son immédiateté, sa pureté saisissante […]. Il a commencé par faire des choses, beaucoup de choses, et laissé mûrir l’unité nouvelle ; ainsi parce que ce ne sont pas des idées, mais des choses, qui se sont liées, ses ensembles ont acquis cohérence et légitimité.

Rilke, à propos de Rodin

 

 

Septembre file, tout enrichi ou troublé par le limon des septembres passés et à venir, et je continue à charrier des mots, des notes, des silences, des histoires, des ellipses. Les moments vraiment morts sont plus rares, la tristesse plus coulante semble-t-il. Je n’invente rien : je me contente d’aller, de creuser mon lit en saisissant au passage comme je peux, tout ce que je peux, et en en déposant les débris sur les berges des carnets.

 

En passant je regarde couler de très vieilles images sur lesquelles mes parents ont mon âge et moi, dix-sept ans, des cheveux longs, une voix grêle, le même visage qu’aujourd’hui mais très lisse, comme poli et encore éclairé par cet éclat particulier de l’extrême jeunesse qui s’éteint bien avant que les traits ne se brouillent. Je nous regarde rire, manger, faire la fête, écouter Guidoni ou Catherine Ribeiro, chanter « La java bleue ». Je regarde ma mère fumer une cigarette devant la cheminée. Ces images venues d’une autre vie ne me touchent que de loin : je les regarde pour la nuit, pour les rêves grâce auxquels je reviendrai peut-être, en l’ayant voulu mais sans rien maîtriser, à ces années perdues. Je m’écoute expliquer ma grande insatisfaction de n’avoir pas pu participer à ce spectacle de Thiéfaine auquel je n’ai assisté, hélas, qu’en spectateur, incapable de me mêler à cette foule de lycéens auxquels je ne peux pas m’identifier. Je raconte : au lycée, je rase les murs, regardant tantôt le plafond tantôt le sol – je dois avoir l’air d’un vrai zombi – tant je suis mal à l’aise (et c’est vrai que le jeune homme qui parle a l’air passablement paumé) ; à intégrer, me dis-je, dans ces textes de Sorties de scène qu’il me faut continuer…

 

Puis Léo me rejoint au bureau avec Les enfants du capitaine Grant, que je lisais lorsque j’avais son âge, dont il me fait le compte rendu et qu’il continue à lire près de moi. Aussitôt ce cliché me saisit et m’arrête − et le voici intégré à la page.

Cet enfant au livre on dit qu’il me ressemble, et la raison voudrait que ce soit lui qui suive mes pas (cette belle édition de Jules Verne est celle que je lisais à l’école primaire, caché sous un banc, dans un arbre, ou allongé comme lui dans mon lit). C’est bien moi qui, naturellement, montre la direction – mais il me semble pourtant souvent que l’inverse est aussi vrai, que je lui ressemble et que je marche dans ses pas. C’est lui qui a choisi d’apprendre l’accordéon, et moi qui ai suivi. En cours avec Raphaël, notre professeur à tous deux, je me surprends à parler comme lui. Ce matin à notre première répétition d’orchestre je me suis étonné de nous sentir si proches, comme m’étonne aussi parfois cette voix de ma mère qui se mêle à ma voix ainsi que le font les deux voix « flûte » et « basson » de l’accordéon en registre « bandonéon », comme me surprend encore ce jeune homme que je fus et qui parle ou se tait avec moi…

 

*

 

« L’enfant muet s’est réfugié dans l’homme. Il écoute la pluie sur les toits bleus… » (Jacques Bertin, « Le rêveur »…)

 

*

 

Ce soir en silence on se tient compagnie. De jour en jour on s’épaule, on se construit, on avance. Les livres et la musique sont nos rames, nos armes, notre pirogue. Clément de son côté parle d’apprendre le violon : je me dis qu’alors je pourrai m’y remettre et que ce sera encore une façon de renouer avec cette obsédante et musicale enfance…

 

Ainsi je n’invente rien : je fais des liens. Contre le temps qui découd je tisse, je noue, je resserre la trame des jours ordinaires, du passé, du présent, du futur, de nos lieux dispersés, de nos liens menacés. Chaque trajet pour aller au collège a été, ce mois-ci, un poème : c’est signe de quelque chose qui tient, signe de résistance. Comme un sculpteur (quoique de façon bien modeste et plus évanescente) j’accumule les matériaux dans lesquels je vais pouvoir ensuite tailler ce livre de la vie qui s’écrit sans moi, sans effort appuyé mais pas sans patience ni sans intensité.

 

Au pied de Belledonne la maison s’endort peu à peu et moi, enfant au livre, je fais tourbillonner dans les flots noirs de ma tête les pages, les notes et les images. Puissent tous ceux qui dorment, tous ceux qui veillent, tous ceux de la vallée et tous les autres aussi se laisser emporter par un courant paisible ; puissions-nous tous faire un jour de nos vies un beau rêve…

 

26 septembre 2015

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

 

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