Vigie, mai 2019

 

 

 

Initiation 3 / Les vestiges de mai

 

 

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Saints de glace, resserrement de l’espace et retraite d’hiver : en ce jour de mai où la neige a de nouveau plié les lilas et recouvert en partie les prés, les abeilles restent cloîtrées dans leur monastère. Rien ne bouge, rien ne vibre, et le rucher que l’on pensait retrouver tout affolé de fleurs n’est plus qu’un vestige.

L’apiculteur s’inquiète un peu du gel qui menace la floraison des acacias : s’ils font défaut, ce sera la famine jusqu’en juin. Il s’inquiète aussi du varroa qui s’est multiplié, sans doute parce que deux traitements de l’été dernier ont été trop espacés ; il a effectué un comptage de varroa et va devoir se montrer vigilant. La vie de l’apiculteur est ainsi tressée de ces inquiétudes communes à tous les paysans (et qui devraient être communes à chacun), mais dont les manifestations sont moins visibles à l’œil du profane que la mort du bétail ou des hectares de vignes ravagées par la grêle…

Toutes les gouttières alentour cependant chantent et la bise siffle de plus belle, pliant les hautes herbes parsemées de ce qui, de loin, semble un champ de lys blancs comme on en voit l’été en montagne : c’est ici et maintenant que s’élabore le méconnu miel de névé, plus rare encore que ce miel de jujubier qu’on produit en petites quantités au Yémen, qui est vendu plus d’une centaine d’euros le kilo et que d’aucuns considèrent comme le meilleur miel du monde. (Cette idée d’un « meilleur miel du monde » est naturellement aussi naïve que celle d’un « meilleur accordéoniste du monde », mais l’auteur de ces lignes se délecte des sonorités douces et sucrées de ces mots qui sont, faut-il encore le souligner, son miel et son monde à lui…)

 

Bourrasques. Au chœur des gouttières et du vent se mêlent quelques trilles de passereaux, et le rire des enfants qui sont venus aussi et jouent à cache-cache.

 

 

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Palabres dans la tiédeur de la maison. Que deviens-tu en cas de coup dur, en cas de maladie ? Éric explique qu’un système d’entraide a été mis en place entre une quinzaine d’apiculteurs : si l’un d’entre eux ne peut pas faire sa saison, les autres s’engagent à s’occuper de ses ruches. Tous ont signé une charte, qui a déjà dû servir une fois. De cela, il est très fier – à juste titre.

 

Il n’est pas question aujourd’hui d’ouvrir les ruches pour montrer aux enfants le travail des abeilles, ainsi qu’on pensait le faire, mais Éric a retrouvé d’anciennes rédactions de primaire rédigées par ses frères, sa sœur ou lui-même, qu’il dépose sur la table de bois et dont Léo entreprend la lecture.

Vigiemai2019vestiges02Il s’agit d’abord du récit détaillé et illustré d’une visite dans une miellerie. Magie de l’écriture, magie de la lecture qui permettent ces voyages dans le temps et ces jeux de miroir : Léo lit, redonnant voix à ces mots de l’enfant qui, face à lui, est devenu un adulte, mais un adulte resté si fidèle à son émerveillement d’enfant que le temps n’apparaît plus comme une menace mais comme ce qui permet l’élaboration patiente de tous les miels de nos vies. L’apiculteur écoute en souriant, aussi ému je pense que le chanteur Dominique A réécoutant face à la caméra de son ami Katerine sa première chanson enregistrée vers l’âge de douze ans.

Il m’avait raconté tantôt sa décision de devenir apiculteur, qu’il avait présentée comme une « révélation » (il faudra y revenir) . Son chemin, alors, avait bifurqué : il avait abandonné les plaines et son métier d’alors pour revenir à la montagne et au miel. Je dis « revenir », car la lecture de ces pages montre bien à quel point il y avait déjà été auparavant, à quel point aussi la nature était là, partout présente dans ces observations naturalistes autant que poétiques rapportées par sa sœur dans une autre rédaction que nous lisons ensuite, et que l’enfant que j’ai moi-même été aurait pu également écrire, je crois.

 

Tout vient de l’enfance, terreau de nos joies, de nos tristesses, de nos victoires, de nos défaites. Comment peut-on espérer limiter si peu que ce soit le grand massacre en cours si nos enfants élevés hors sol et sous serre n’ont plus aucun contact avec la terre ? Les idées, même généreuses, seront de peu de poids face à l’absence de lien vivant, et la nature déjà considérée comme nature morte avant même d’avoir été détruite.

 

Je songe à ma propre « bifurcation », à ma propre « révélation », qui a fait que j’ai naguère quitté l’université et les livres pour repartir marcher en montagne, sur les rivages atlantiques, puis dans la grande forêt. Cet appel que j’ai alors entendu, que j’avais toujours entendu dans les livres et que j’avais un temps crû venir des livres eux-mêmes alors qu’ils n’en étaient que le relai, venait aussi de cette enfance montagnarde qui me faisait imaginer le paradis sous la forme d’un bosquet de bouleaux avec de hautes fougères et des bouquets de bolets rudes orangés…

 

Ainsi vont nos chemins.

 

 

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Enfant j’aimais, à Ferney, près du grand parc du lycée, explorer une maison abandonnée à la lisière des marais : je me souviens des bris de verre, de la saleté, de l’escalier auquel on n’osait pas monter, des fenêtres sans vitre donnant sur la forêt, et de la fascination qu’exerçait sur nous ce désordre, cette crasse, cet abandon.

 

On a promis aux enfants une visite à la « ferme hantée » où Éric a installé un de ses ruchers, ce lieu frappé par le glissement de terrain que j’évoquais précédemment. Nous y voici. Dans la cave gisent les nouvelles ruches, dont les jeunes reines ont éclos depuis peu et qui seront bientôt stabilisées. On n’entend rien, mais si on colle son oreille à la ruche et que l’on toque (comme le ferait un adepte du spiritisme pour appeler les morts sur sa table tournante), un vrombissement atteste de la présence de la bête.

 

On quitte la cave pour se glisser dans la maison en ruine.

 

Cendre et poussière, crucifix sur les murs lépreux, meubles béants où toute la vaisselle est restée, prise dans les toiles d’araignée et quarante années d’oubli. On a laissé des ampoules aux abats-jours, et des voilages à certaines fenêtres. Quelques cadres penchés témoignent du soin avec lequel le décorateur a préparé les lieux pour le tournage de notre film de revenants… Parmi les liasses de courriers administratifs, de lettres et de cartes entassées sur la table, on ouvre un agenda de l’année 1968. Il n’y est fait mention d’aucun événement personnel ou public, seulement de la litanie des naissances et des ventes d’agneaux, avec le nom de l’animal et celui de l’acheteur.

Chaque pièce de la maison décline de façon différente la grande solitude de celle qui y vécut la dernière, malgré l’arrêté d’insalubrité. À l’étage, des cloisons ont été ajoutées pour aménager une chambre à l’abri des courants d’air. On y trouve encore des restes de lit. La tapisserie qui devait donner autrefois une illusion de confort mais que le temps a noirci achève de rendre le lieu sinistre.

Plus loin, voici ce qui semble être d’anciens lits en caisson comme on en trouve au musée savoisien ; sous les combles à la charpente compliquée une malle pleine de vieux souliers ; et au milieu du grenier, un berceau avec une poupée sans tête devant lequel est posé un broc blanc : vestiges d’enfants perdus, vestiges d’un monde perdu. Avant de repartir on fait tourner un disque poussiéreux sur un gramophone posé par terre, et qui avait dû être naguère objet de luxe et source de joie…

 

Quand enfin on retrouve l’extérieur, on prend soin de toquer encore aux ruches pour vérifier que tout va bien : si la réponse fuse avec vigueur et brièveté, c’est que tout va bien, mais si la réponse est confuse la ruche est peut-être orpheline ; à chaque fois, les abeilles répondent par un bon bourdonnement rassurant.

 

Sur le sol bouleversé, les arbres couchés dessinent des huttes préhistoriques, des portiques, des temples, toute une jungle où les enfants jouent…

 

 

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