Vigie, mars 2020

 

 

 

Mon portrait dans la glace (1)

 

 

Bonze en mars

 

 

Avec des cheveux, c’est facile
c’est vulgaire et c’est malhonnête
j’aime ce qui est difficile
je veux qu’on aime mon squelette !

Brigitte Fontaine

 

 

Aux premiers jours de mars – alors que la menace semblait encore lointaine – je me suis rasé le crâne. Complètement. Méticuleusement. Plus un cheveu, et la peau apparaît. J’ai peine à reconnaître mon portrait dans la glace.

 

Au départ, ce n’était que pour préparer une séquence de rentrée sur la science-fiction pour laquelle j’incarne un professeur-cyborg, et me dois donc d’être plus ou moins méconnaissable ; mais je n’avais encore jamais poussé les choses aussi loin, et cela signifie autre chose en même temps forcément.

 

Se raser le crâne est signe de renoncement à la vie mondaine, à la séduction supposée de l’ample chevelure qui fut mienne jusqu’à aujourd’hui, à toute velléité de séduction, à ce qui reste de jeunesse même, au profit du crâne sans âge des bonzes et des vieillards. On ne peut me soupçonner de camoufler par ce stratagème une calvitie naissante, comme le dit Michel Leiris pour justifier ses cheveux « coupés très courts, de peur qu’ils ondulent », ou à l’instar du très douteux Gabriel Matzneff : je me rase le crâne pour marquer extérieurement cette cassure intime qui continue de me remplir de stupeur à chaque réveil où je la redécouvre ; je me rase le crâne comme les Amérindiens de Guyane le faisaient à chaque décès, en signe de deuil, parce que sinon on n’arrive pas à y croire (et même ainsi…) ; je me rase le crâne en signe ostentatoire d’acceptation de la solitude qui doit être désormais mon lot, et signe ainsi théâtralement la conscience que j’ai de vivre « dans un monde en fin de parcours » (comme le chantait avec tant de puissance la belle Catherine Ribeiro dans les années soixante-dix, elle qui revient aussi chaque nuit dans mes rêves depuis que j’ai appris la triste nouvelle de son accident).

 

Je renonce, mais je ne renonce pas à faire des phrases et des scènes à partir de mon renoncement, reprenant déjà le chemin de retour de ce balancier mental qui en moi ne cesse d’osciller entre désir de vie et chagrin mortel !

 

Ce crâne lisse, finalement, n’est pas mal proportionné du tout, ainsi qu’on me le dit, et voici que me reviennent en tête les paroles de l’élégant Alexis Lavis qui remarquait, lors d’un séminaire bouddhique, que le crâne rasé était « sexy » pour un homme et que la dimension de renoncement n’était vraiment valable que pour les femmes. Je reprends la pose. Je chante à mon tour : « Je veux qu’on aime mon squelette ! »

 

Comme renoncer est difficile, et peu sincère dès lors qu’on le verbalise par des textes rendus publics, et même par des prières dans lesquelles une part de soi continue sans doute à réclamer tendresse, écoute et réconfort ! Le seul véritable et définitif renoncement serait de se taire, ou de se pendre : on n’en est certes pas là.

 

 

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