Vigie, mars 2020

 

 

 

Tout est paisible

 

 

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Quel jour ? Quelle heure ? Dixième jour de confinement aujourd’hui. Le décompte des morts rythme les heures plus sûrement que la pendule, et toute phrase évoquant la situation actuelle semble tirée d’un roman de SF.

 

D’aucuns tiennent, paraît-il, des journaux de la catastrophe en cours ; mais moi, que pourrais-je dire que je n’ai pas déjà dit ? En quoi ces semaines passées dans mon refuge du Villard diffèrent-elles des autres semaines ? Le printemps qui revient ressemble à tous les autres, avec les mêmes primevères et les mêmes pissenlits aux mêmes endroits du jardin. Le chant du rouge-queue est toujours le même, le rouge-gorge qui sautille sur les mêmes branches des mêmes lilas est probablement le même que l’an passé, et les premières fleurs du prunellier, du forsythia, imitent à la perfection celles des années précédentes. Tout au plus remarque-t-on qu’il ne pleut plus, plus jamais, qu’il n’est pas tombé une goutte depuis le début du confinement, ce qui rend caduc le « haru same ya » (ondée printanière) des haïkus japonais.

 

Bien sûr, les enfants restent là, toujours, à la maison, et ne jouent plus avec leurs amis du village, mais cela pourrait encore ressembler à des vacances.

 

Bien sûr, N. reste là, toujours, à la maison, ce qui n’est pas normal mais rappelle encore plus le temps d’avant, d’avant les catastrophes.

 

L’après-midi, pour la première fois depuis bien longtemps, nous nous retrouvons tous les quatre dans l’enclos autour d’un feu de feuilles, et c’est soudain comme si le jardin était redevenu aussi vivant qu’avant, comme si la maison du Villard était redevenue notre maison et non plus mon tombeau.

 

Tout est tranquille, tout est paisible, tout est normal.

 

Et pourtant.

 

Il y a cette tension continue, comme naguère la conscience de la maladie qui jetait un voile sur tout ce que la vie pouvait avoir encore de coloré, comme la prescience de cet éloignement qui, sans être dit, faisait que la moindre douceur devenait une blessure. Privé de la parole que j’aimais tant porter auprès de mes élèves je soliloque devant l’ordinateur, et mon cerveau pendant toute la journée se remplit de messages et d’informations, d’informations et de messages. Le décompte des morts. Les perspectives les plus sombres. Le monde qu’on connaissait qui sombre. L’espoir quand même. L’anxiété. Le sentiment aigu de vivre la poursuite d’un assez rapide processus de perte et de décomposition enclenché, sur le plan intime, par la perte de…, l’éloignement de…, mais traduit sur le plan collectif, politique, écologique, sanitaire, économique, par les catastrophes en cours dont il n’est soudain plus possible de se détourner.

 

Trois heures du matin. Ayant rêvé que j’écrivais à l’encre rouge sur une copie : « Ce n’était qu’une fatigue passagère, vous n’êtes pas atteint du Covid-19 » je me réveille et ne peux plus me rendormir, en proie à une angoisse que je n’avais même pas vu venir, et à partir de laquelle je n’ai pas le courage d’écrire le moindre mot. Je me recroqueville dans le lit et cherche vainement le sommeil.

 

À cinq heures je reprends le Bayan et joue pendant une heure « The sound of silence ».

 

Tout cela, voyez-vous, n’était qu’une plaisanterie, une mise en scène destinée à rendre plus vraie la séquence sur la science-fiction : quand on aura fini la lecture de K Dick tout sera comme avant.

 

Tout est tranquille, tout est paisible, tout est normal.

 

Et pourtant.

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés. 

 

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