Vigie, mars 2020

 

 

 

Le confinement

 

 

Vigiemars2020ciel

 

 

Hors le monde, hors l’égout
cloaca maxima… 

Dominique A

 

Soudain tout s’arrête. On avait beau voir venir, on n’y croit pas. On pleure, on tremble, mais on peine à prendre la mesure de la catastrophe en cours qui, à force d’avoir été imaginée, semble n’être qu’un scénario de film. On ne croit jamais vraiment aux catastrophes, c’est notre commune protection : on se croit « hors le monde, hors l’égout », à l’abri.

 

Voici pourtant que tout s’arrête. On ne prend plus le chemin de l’école puisqu’il n’y a plus d’école. La floraison des jonquilles sur le talus de la D 207 continue sans témoin. Cette semi-réclusion qui est la mienne depuis à peu près deux ans – depuis que ma propre petite catastrophe intime m’a conduit à passer l’essentiel de mon temps dans ma « cave d’or », parmi les livres et les instruments de musique – soudain s’impose au pays tout entier.

 

Nul ne peut être mieux préparé que moi au confinement et à la distance. L’écrivain, par définition, vit à l’écart et travaille seul, lançant dans le noir ses lignes. Dans cette grande maison de pierre qui est mon radeau confortable, mon refuge pas si précaire, j’ai fait depuis longtemps provision d’images et de rêves : j’ai de la place, du silence et des rêves à revendre, je peux tenir longtemps.

 

À toute heure du jour et de la nuit je souffle dans mon saxophone, ou bien déploie le grand bayan noir de ma quarantaine et chante pour moi seul : « Hello, darkness my old friend… » Je tourne un peu dans ma cage dorée, lis un moment, reviens à mon roman : la grande crise en cours, en remettant en cause toute notre façon de vivre, notre frénésie de déplacements et de consommation, ne nous ramène-t-elle pas à l’essentiel, id est, pour l’écrivain, à sa tâche d’écrire – et pour chacun à celle de vivre ?

 

À trois heures cette nuit je m’arrête. La vie ordinaire s’arrête, laissant la vie rêvée continuer. Je sens se rouvrir dans mon crâne un petit sentier caillouteux qui mène à une plage déserte où caquettent des poules. Alentour des arbustes épineux où la lumière brûle, un paysage parsemé de maisons blanches aux volets peints en bleu, la mer turquoise et le cri des cigales. Des mouches se repaissent d’une patte de chèvre. J’avance. Je ne vois plus rien, je suis aveugle et me laisse guider par un jeune pâtre plein de sollicitude…

 

 

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