Vigie, avril 2023

 

Finalement

 

 

Finalement avril fut aussi fugace et fragile que l’avait annoncé prémonitoirement la première association de sons qui m’était venue en tête. Ce fut un mois fragmentaire, vécu par intermittence, la routine ordinaire ayant été bousculée par divers aléas heureux ou moins heureux (et, in fine, un ultime aller-retour entre Pontcharra et Paris par le dernier train du soir et le premier du matin…).

Aujourd’hui je retrouve l’apaisant rituel de la promenade, dont je n’avais pas mesuré à quel point il m’est devenu nécessaire. Bien sûr tout a continué à changer en mon absence, ce sont maintenant des gerbes de pissenlits qui s’épanouissent le long du chemin, des accouplements de punaises rouges, des clameurs plus puissantes et plus graves semble-t-il. Tout est très net, ombres et lumières, nuages éclatants sur bleu profond, lavé par les pluies récentes. Je sens que le feu dans mon ventre est en train de s’éteindre, il ne restera bientôt plus qu’une braise d’anxiété. La terre souple et chaude fume.

Dans ces moments-là je repense souvent au séjour de La Giettaz. Je sais que mon goût pour les promenades et la cueillette des champignons en particulier ne date pas de cette époque-là, mais qu’il est ancré dans celles que j’ai pu faire lorsque j’étais enfant avec mes parents (c’est dire l’importance de mettre en contact les enfants avec la nature) ; mais c’est le séjour à La Giettaz qui m’a montré à quel point marcher dans les bois en cherchant des champignons n’était pas seulement une rêverie d’enfant mais un moyen assez sûr pour retrouver une qualité d’être qui transcende les âges. Cette odeur folle de l’ail des ours au bord du torrent, je la ressens avec plus d’ampleur et plus d’intensité encore que quand j’étais enfant. Elle me détend, elle me dénoue, elle me réaccorde. Je cherche encore, là où le grand soleil illumine la terre humide, mais j’ai déjà trouvé. L’apparition, ici et maintenant, à l’instant où je prononce cette phrase, de la première morille, n’est qu’une confirmation de ce que je sais, comme lorsque le chamane dit au garçon parti chercher son nom et son poème dans la grande forêt : « C’est bon, c’est ça, t’as compris, t’as senti, t’es un homme à présent, va chasser ».

Je chasse. Je chasse les ombres dans ma tête et les morilles en sous-bois. La dernière braise d’anxiété dans le ventre s’est éteinte. Avril fragile va laisser place au joli mois de mai, « mois de Marie, fais ce qu’il te plaît de tes envies », si je trouve encore deux morilles ce sera le meilleur mois de ma vie… Elles sont très belles ces petites morilles brunes dont les silhouettes ont repris possession de ma pupille, je n’ai pas besoin de les chercher car il me suffit de laisser passivement mes yeux parcourir le sol illuminé pour qu’ils s’arrêtent spontanément lorsque la forme désirée est apparue quelque part. Je ne regarde pas, je scanne comme une machine. Est-ce pour célébrer la qualité de ma vision que la taille des morilles augmente à mesure ? À présent ce sont de petites éponges chamoisées que je détache respectueusement de la terre. En voici une très grosse blonde renversée dans la mousse, comme en pâmoison. (C’est curieux, dans cette partie du bois je n’avais jusqu’à présent trouvé que des brunes.) Puis de nouveau une brune au pied de laquelle glisse lascivement un lombric. Maintenant je vois des morilles partout, je me penche pour ramasser un caillou alvéolé, un nid de guêpes. Je chante à voix haute « Merci pour les jours heureux » et la première cueillette d’avril. Je crois que j’en rajoute un peu, mais juste un peu, j’ai eu des moments durs ce mois-ci alors ne lésinons pas sur l’expression de la joie.

La cueillette cependant se poursuit, s’intensifie, sans pour autant devenir machinale. Le temps s’étire, il n’est plus question de rentrer ni même vraiment d’avancer malgré les protestations de Rimski. Encore une blonde protégée mal par les orties. Les deux mains posées sur un tronc de bouleau abattu, le nez au vent, je joue les Sioux en territoire ami. Rimski tente de m’entraîner plus loin, comme je le fais avec lui quand il a trouvé un os, mais je résiste, pour une fois je fais le maître. Je m’applaudis : à l’odeur, celle-ci, je l’ai trouvée ! On descend, on remonte, c’est en montant qu’on débusque le mieux les proies. Puis on s’éloigne doucement, ayant compris que ce qui manquait jusqu’alors à Avril, c’était une poêlée de morilles.

24/04/23

 

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