Vigie, avril 2023

 

 

Le temps n’est pas au poème

 

 

Il fait très froid après la grêle, je ne sais vraiment pas ce qu’il faudrait comme soleil pour réchauffer un froid pareil. Un petit glaçon noir est entré dans la gorge, tombé dans l’œsophage, coincé dans la poitrine. Ça ne fait pas vraiment mal, ça paralyse. Si une salamandre traversait maintenant, on la verrait à peine. Du torrent fou on ne perçoit que le souffle. De la forêt, rien que des troncs coupés.

Le temps n’est pas au poème, ou bien ce serait un poème si tendu qu’il menacerait de casser.

C’est la dernière marche avant le dernier voyage, pourrait-on dire de façon lapidaire — et, dit ainsi, cela ressemblerait à l’ultime message d’un suicidaire. La vérité est moins dramatique et plus prosaïque : je m’apprête simplement à promener Rimski après quelques moments durs à passer et avant un voyage à Paris dont je sais qu’il sera d’abord un écho au dernier voyage avec ma mère il y a neuf ans, et sans doute le dernier voyage familial parce que d’une part les enfants ont grandi et prennent leurs distances, et que d’autre part l’énième annulation des trains oblige à prendre la voiture, ce qui rend encore plus terrible ce moment terrible du départ. À quoi bon ces déplacements coûteux et polluants, me dis-je ? Ma promenade le long du Gelon me suffit bien, ma chère routine qui me protège…

Ici la lumière est douce, tamisée par les nuages à défaut des feuillages. Des chants, des trilles, des appels de tous côtés, et le grondement du torrent. Un escargot très blanc glisse le long d’une ortie. Les fourmis fouillent le cadavre d’une musaraigne. Les mousses se rallument. Le printemps travaille.

Moi je pense à tout ce à quoi je ne veux pas penser. À la mort de ma mère, à notre dernière fête le 20 avril 2014. Aux ballons colorés lancés par la foule au cimetière du Père-Lachaise le 12 avril 2018. Au livre que j’ai fini par lire cette nuit, dans lequel est racontée l’enfance violée du baladin, entre 10 et 15 ans, par un prédateur, un salopard, est-ce que c’était ça le prix à payer pour devenir Higelin, est-ce qu’il faut toujours passer par le pire pour chanter, pour écrire ?

Il faut bien des poèmes pour conjurer la peur, des chansons pour dépasser le pire – ou bien juste marcher le long du torrent et se taire.

De petites limaces noires parcourent le chemin boueux, est-ce qu’elles vont grandir ou rester aussi petites ?

Hier mon père a ramassé des morilles au Carrel comme autrefois, moi je n’en cherche même plus car il a fait trop froid.

Plus loin l’air est plus tiède et ça sent la résine, l’urine, l’ail des ours, l’ortie, sans compter tous ces parfums que je ne sens pas mais dont Rimski s’enivre…

 

12/04/23

 

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