Vigie, avril 2023

 

L’entraînement au vide

 

 

C’est à peine l’aurore et je m’entraîne au vide, à cette sensation de vide dans la maison puisque Léo s’en est allé passer ses épreuves sportives du Bac et que Nathalie est à Chambéry. Rimski réclame une sortie et nous voici en route pour les ruines du Grand Creux. On traverse le pré où l’on a commencé à planter les piquets de la future clôture, alignement incongru de maigres mégalithes – les herbes ont déjà tant poussé que Rimski doit bondir pour mieux voir les vaches qui paissent de nouveau tout autour de la gouille ; puis on franchit la lisière.

Hier soir j’ai regardé un documentaire sur l’autisme qui évoquait la passion d’un enfant pour les voies ferrées désaffectées, les maisons abandonnées et la chasse aux fantômes. Ce matin, j’ai vu qu’on avait publié un texte inédit de Julien Gracq intitulé La maison, qui évoque une maison perdue dans la forêt et plus haute que large. Ces ruines, ces maisons perdues, sont des lieux de permanence paradoxale, de silence, d’absence et de repos sans noms, pas même une pierre tombale, juste ce qui reste de vie indéchiffrable. Ce n’est pas triste, ça ne fait pas de peine, mais ça entraîne au vide. J’ai lu aussi dans la nuit une bande dessinée post-apocalyptique intitulée Dans la forêt. Deux sœurs qui ont perdu leurs parents tentent de survivre dans une maison qui tombe peu à peu en ruine et qu’elles finissent par abandonner au profit d’un grand trou dans un tronc…

Nous voici au pied du mur effondré de cette ruine que j’aime, dans ce sous-bois que j’arpente maintenant depuis seize ans. On ramasse une mâchoire de cerf blanche et lisse. Nos silhouettes disparaissent entre les arbres, entraînées par le vide.

 

*

 

Plus tard je marche encore à la poursuite de ces bribes d’avril qu’il est encore temps d’attraper avant qu’il ne se dissolve. Je ne vois que du blanc, soit la couleur du deuil en pays asiatiques. Ciel blanc. Fleurs blanches du poirier (celles du prunier ont presque déjà fané), blanc éclatant de la neige encore sur les crêtes, et le blanc permanent de la queue en panache du Samoyède de mes rêves. Je sais que grâce à ces dernières escapades on ne se quittera pas fâchés, avril et moi. Surtout ne pas rater la fin…

Mes pas naturellement me ramènent là où poussent les morilles, et je complète la cueillette d’avant-hier : j’en ferai un ragoût que je ferai goûter aux parents d’Élodie. Je décide de m’accroupir sous les branches basses d’un buisson et de ne plus bouger : « Si tu veux connaître la morille, deviens la morille… » Apparaissent de belles blondes plantureuses à souhait, dont je remplis mon sac – il est logique et rassurant que le plein succède ainsi au vide, comme la balade de l’après-midi répond à celle du matin.

 

27/04/23

 

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