Vigie, juillet 2013

 

 

 

LE SOLILOQUE DE LA TERRASSE : SOUVENIRS DES ÎLES

 

 

Personne n’habite la maison que j’habite. Personne à la fenêtre, et personne au jardin. Dans le village en été on entend parfois des voix, des rires ; mais aucune voix, aucun rire ne vient de ma maison. Trompé par ce silence et par ce jardin qui semble abandonné, un jeune renard est venu se réfugier dans l’abri à bois, juste sous la terrasse. Sans doute s’y trouve-t-il toujours à l’heure où ma main trace ces lignes (je trouverai bien plus tard son cadavre sous le tas de bois que je dégagerai).

J’erre dans les dédales de ma maison, de ma mémoire, d’où remontent des images que je ne regarde pas. Le ciel est blanc. Un vent tiède et parfumé agite les bouleaux, le tilleul. Je bois l’ultime théière de cet excellent thé vert japonais que j’ai continué à acheter malgré la catastrophe. Les cassis mûrissent, rougissent. Le temps glisse et ce n’est certes pas de tracer ces lignes qui pourrait faire barrage à cela. Dieu merci la plume n’accroche pas mais glisse aussi, et je glisse avec elle, avec lui, je tente de glisser comme autrefois, enfant, j’écrivais, ou bien traçais des arabesques avec les lames des patins en griffant la glace. 

Le thé et le vent me ramènent à l’instant. 

L’été est agité. 

Le jeune érable a grandi et ne tient pas en place. 

Les fougères non plus, et les phrases, et le carillon qui s’affolent. 

Inscrire cela n’est pas suffisant pour s’inscrire en cela, mais c’est un premier pas : déjà je sens qu’un mouvement s’est enclenché en réponse aux mouvements, que des mots répondent aux mots, au grand mal que c’est de se sentir séparé, au grand bien que c’est de sentir quand même qu’on est là et qu’un vent vivant souffle sur la page et la peau, et que monte encore cette rumeur qui vient de loin et qui file au loin… 

La chienne vient poser sa tête sur ma cuisse et me regarde avec cet air bon qu’elle a depuis douze ans : c’est elle qui a, tout à l’heure, débusqué le jeune renard, comme naguère les pians au jardin de Rémire. Onça traverse lentement le champ d’où les moutons se sont enfuis l’autre jour (et ne sont jamais revenus). Dana se blottit à mes pieds comme le renard aussi tout à l’heure s’était blotti.

Des papillons blancs.

Un camion qui remonte à vide la route.

Le ciel blanc, annonciateur d’un possible orage.

Le jardin au vert moucheté par les taches éclatantes des pâquerettes.

Les ombres qui reviennent puis disparaissent quand le soleil à nouveau se voile.

Je laisse la plume tracer ces mots pour sentir ce contact, « l’afflux cosmique œuvrant sous le sens » (Jean-Claude Mathieu).

La paume accueille, les doigts saisissent.

La page accueille, la plume s’y enfonce. 

Freud a fait de cette dimension phallique du stylo et féminine de la page quelque chose de très sérieux, allant jusqu’à dire que la conscience du caractère sexuel de l’écriture rendrait cette dernière impossible ; allons bon… « Kant jugeait indissociable l’entendement et la main. » On sait aujourd’hui qu’une part démesurée du cerveau est consacrée au seul fonctionnement de la main. La main, c’est l’homme. L’homme appose sa main aux parois de la grotte. Plus tard, il écrit. Ma main écrit, je la regarde faire. Je suis, dans les deux sens du terme, ses va-et-vient tout comme les mouvements du vent. 

Dans la main gauche, la tasse de thé : ronde, chaude, petit foyer rassurant qui permet de retrouver cette sensation de paix qu’offrait naguère (du temps où je fumais) la pipe et, quand ma main porte la tasse à mes lèvres (sans interrompre l’écriture) de refaire à neuf l’expérience du moment, ah !

Dans la main droite, plus autonome, cavalant seule et sans faiblir depuis qu’elle est lancée, la plume d’or.

La chatte Onça rejoint la terrasse et passe sous la table, et se couche à mes pieds, et repart. 

Qui parle de demeure ? Rien de stable, ici. Je revois comme en accéléré les transformations du jardin depuis notre arrivée il y a cinq ans, et des arbres tombent, des arbres poussent, et s’élèvent ce portique pour enfants installé une nuit (pourquoi de nuit ?) ainsi que ces arbustes ramenés du jardin de mes parents et plantés un automne, et voici aussi Léo tout petit qui joue près du bouleau que j’ai depuis coupé, et Clément le rejoint qui grandit et le poursuit… Il n’y a rien de stable ici-bas, ici haut, même là-haut du côté de ces crêtes qui étaient blanches, qui sont vertes à présent, et que de grands nuages font bientôt disparaître. La table sur laquelle j’écris (où ma main écrit) est une barque, un radeau, avec la stabilité très relative du radeau et la mer tout autour…

Bientôt je reverrai  la mer — la vraie, la vaste. On survolera l’Atlantique. On aura peur, sans doute (moi en tout cas, qui déteste l’avion). On retrouvera l’île, ce rêve d’île, cette « terre de l’oubli ». À douze ans je cherchais déjà par l’écriture à revivre mon île, qui était alors celle d’Andros quelque part dans la mer Égée où j’avais accompagné mes parents en vacances quelques années auparavant et en laquelle je voyais incarné tout mon bonheur d’enfant. C’était une île qui, d’abord, nous avait paru hostile. Nous y étions arrivés un jour de grisaille (cela arrive même en Grèce). Je nous revois au bord d’un parapet, remontant une ruelle sous un début d’averse, à la recherche d’un logement que nous ne trouvions pas. Puis l’île s’était offerte à nous. Je revois les toits bleus, les maisons blanches, le soleil sur la place et le grand espadon posé sur la table que cernaient tous les chats. Je revois le sentier où pourrissait une patte de chèvre, les trois plages séparées par des collines épineuses et à chaque fois un peu plus sauvages, peu peuplées, et de couleurs différentes : sur la première le sable était blond ; sur la deuxième le sable était gris-blanc ; mais sur la troisième plage, il y avait des galets verts, le sable semblait vert, l’eau verte. Un texte de l’époque évoque cela, dont l’image, quoi que trop fixe et floue, reste encore vivante. (Repenser à cela dans les moments douloureux, dans les pires moments de la fin, c’est peut-être permettre à la souffrance de circuler.) 

J’aurais voulu que mes fils connaissent aussi cette île, qu’ils y fixent à leur tour quelques-uns de ces souvenirs heureux qui, plus tard, sont d’une aussi bienfaisante cruauté car ils permettent de se dire au moins : là-bas… j’étais heureux… et l’insouciance aussi je l’ai connue, je l’ai goûtée là-bas…

Plus tard au sortir du deuil adolescent, c’est à l’île de Bréhat que j’ai voulu renaître, puis aux Orcades, aux Shetland. Je pense encore aux Îles du Salut où je tentais de renouer avec les sensations atlantiques plus vivifiantes que la torpeur amazonienne en laquelle je m’étiolais, pendant les années guyanaises.

Mais Madère est l’île-mère qui rassemble tout cela et nous rassemble, Madère est cette part du cerveau où je dépose désormais le plus doux, le plus précieux, le plus aimant, toutes les caresses du souvenir. Madère où fut, — mais je ne m’en souviens qu’à l’instant — conçu Clément, au dernier jour d’un dernier séjour aussi pleinement heureux… 

Vivre à Madère — ce que je nomme ici Madère, et qui est, on l’aura compris, un lieu mental autant que géographique — ce n’est pas possible. Mais on peut la traverser, y séjourner un moment, en partir, y revenir. Y mourir, assurément ; y renaître peut-être. Et me revient enfin en tête cette chanson de Vasca qui conclura momentanément ce soliloque de la terrasse :

« Chacun porte en son corps une île sans rivage

Île contre la mort dont je sais le langage

C’est une île qui dort dans l’eau trouble du cœur

Et c’est l’île au trésor quand s’ouvrent les douleurs… »

 

11 juillet 2013 

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