Vigie, octobre 2019

 

 

 

« Ce qui est dit doit être fait »

 

 

Vigie octobre 2019 Ne bouge pas

 

 

J’ai, sur mon ordinateur, une page dédiée aux projets, aux voyages, dont l’intitulé reprend le titre d’une chanson d’Higelin : « Ce qui est dit doit être fait ». C’est un beau programme, une belle exigence, n’est-ce pas ? Je dois reconnaître que je n’y suis pas toujours fidèle, étant avec le temps redevenu aussi peu fiable, aussi fuyant que je l’étais lorsque, étudiant à Lyon, le plus petit prétexte suffisait à me faire rebrousser chemin, renoncer à telle ou telle sortie et planter là les amis qui m’attendaient – et parfois même il m’arrivait de partir avec eux pour aller au cinéma, au théâtre, au café ou au parc, que sais-je, et de prendre la tangente au premier carrefour sans me faire remarquer, sans raison et sans intention autre que de retourner au plus vite dans ma cellule des Célibataires pour continuer à lire.

 

Or donc, j’avais inscrit sur cette page le programme d’une escapade parisienne dont je me réjouissais. Je devais prendre le bus ce soir à 23h10, arriver à l’aube à Paris, suivre la Seine depuis Bercy jusqu’à l’île de la Cité, saluer les ruines de Notre-Dame, puis remonter les Champs-Élysées jusqu’à la galerie où expose en ce moment mon ami Jérôme Bouchard, au 62 avenue de la Grande-Armée dans le 17e, « Le réel et son double ». J’aurais pu voir ses nouvelles gravures, nous aurions parlé de notre livre, et de jazz, et de tout, et je sais à quel point ces retrouvailles auraient été exquises. Après quoi j’aurais poursuivi mon chemin jusqu’au Carré Baudoin, à Ménilmontant, que mon amie Marie-Hélène voulait me faire découvrir – j’avais déjà préparé le dictaphone grâce auquel j’aurais pu écrire tout au long de cette marche un texte plein de bruits de bagnoles, de halètements, de silences, de mouvement et de vent. Nous serions ensuite allés dans la caverne qu’elle occupe avec son compagnon Christophe, où j’aurais fait en pleurant (car je pleure toujours dans ces circonstances-là) la connaissance du petit Swann, deux ans, adopté il y a quelques mois, à qui j’aurais offert une peluche de toucan, fétiche de mes années de Guyane, ainsi que quelques livres qui me sont chers.

 

Parmi ces livres, celui-ci, que Nathalie avait sorti pour moi et dont je m’étais prudemment détourné : j’étais, pour toutes sortes de raisons, fatigué et amer – et puis, pauvre futur vieux, la sciatique de nouveau me lançait, et la migraine, et la pluie sur les carreaux, et le cri des corbeaux, et la chute des feuilles arrachées par le vent, toutes ces choses qui fragilisent et rendent les retours du passé redoutables.

 

Ne bouge pas

 

Soudain je ne me suis plus détourné de la couverture-Gorgone au titre rouge sur fond blanc : « Ne bouge pas ! », de Komako Sakai et Nakawaki Hatsue.

 

Tout le passé m’est retombé dessus. Pas besoin d’ouvrir ces pages que j’avais si souvent lues à Léo, à Clément, quand ils étaient tout petits : le papillon, le lézard, le pigeon et le chat vus comme un enfant les voit – puis les bras de papa.

 

« Ne bouge pas. »

 

Ce qui est dit doit être fait ?

 

Machinalement je suis retourné sur le site de la compagnie de bus (au moyen du smartphone, car les grands vents des derniers jours avaient coupé l’Internet, revenu depuis). Avant de presser sur la touche « annuler » j’ai hésité un peu, pris d’un vertige de honte et de regrets, comme à chaque fois que l’on s’apprête à commettre un acte stupide et irrévocable (dans la très longue liste de ces annulations dont je suis coutumier, ce spectacle d’Higelin à la Bourse du Travail de Lyon en 2013, pour lequel j’avais réservé quatre places au premier rang – et je regrette encore). J’ai vu la suite de l’escapade défiler dans ma tête : le repas du soir avec Agnès et Valérie – nous aurions parlé de Berlin – puis l’exposition Hans Hartung à laquelle je tenais, à l’occasion de laquelle j’aurais retrouvé F. (et nous aurions parlé de nos romans), d’autres expositions, Mondrian, Charles Pollock, un concert de jazz le samedi, jusqu’au retour dans la nuit de dimanche à lundi, et je sais que je serais revenu avec le cœur et la tête agrandis.

 

« Ne bouge pas. »

 

J’ai appuyé, navré, consterné, prisonnier, libéré.

 

La tension du départ a laissé place à la platitude apaisante d’un dimanche de pluie (même si nous sommes jeudi). Installé dans le transat rouge, grelottant malgré la tiédeur de la pièce et la robe de chambre sur laquelle la chatte Dana s’est installée, je finis la lecture du dernier livre de Jacques Bertin, qui me transporte sans bouger le long de la Loire : dans cette gabare du livre ou du grenier, la vie rêvée reprend le pas sur la vie, les amis font signe depuis la rive mais on ne distingue plus leurs visages, et à peine leurs silhouettes brouillées par la pluie et qui se confondent avec les spectres des saules.

 

Un pinson vient se poser sur la cime défaite du poirier.

 

Je ne bouge pas.

 

Amis, pardonnez-moi !

 

 

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

 

 

 

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