Vigie, octobre 2019

 

 

 

Macrolepiota procera

 

 

Vigie coulemelles

 

 

Au sein de la petite tribu des marcheurs-cueilleurs, et malgré sa classification comme « comestible ++ » dans le Guide des champignons de France et d’Europe, la Lépiote élevée (Macrolepiota procera, ou coulemelle) n’est pas un champignon si recherché que cela. D’aucuns craignent de la confondre avec l’une des quinze espèces de Lépiotes brunes couvertes d’écailles rosées, plus petites, plus forestières, et potentiellement mortelles ; quelques-uns n’apprécient pas sa saveur assez forte, poivrée, qui rappelle celle du steak, ou sa texture qui peut être visqueuse (mais c’est là affaire de préparation : à ce compte-là les cèpes sont gluants et les morilles spongieuses).

Comme elle pousse en abondance dans les prés, souvent mêlée à sa proche cousine la Lépiote mamelonnée (qui est plus blanche, pourvue d’un mamelon très visible, davantage inféodée aux lisières et aux forêts claires et un peu moins goûteuse), comme en outre elle est de grande taille puisque les plus grands spécimens approchent les quarante centimètres de diamètre (ce qui en fait le plus grand des champignons européens), sa cueillette ne génère en général aucune tension et aucun effort : il n’est pas nécessaire de se lever à l’aube pour devancer les concurrents, ni de se livrer à des ruses de Sioux pour cacher aux voisins le but de sa balade, on la voit d’assez loin et il suffit de partir à travers champs pour remplir son panier – quand on a la chance d’habiter un pays où les clôtures sont amovibles et les propriétaires, en règle générale, assez tolérants avec les promeneurs, encore que cette règle souffre comme nous verrons d’exceptions.

Je pense que mon goût immodéré pour la cueillette des Lépiotes tient notamment à cette possibilité d’arpenter librement les champs, en m’orientant sur ces grands disques clairs comme un marin aux étoiles, alors que la cueillette des trompettes de la mort ou des girolles oblige à ramper dans les sous-bois humides en grattant les feuilles, plié en deux, sans visibilité, ce qui confère un charme plus voilé, plus automnal, plus secret à ces cueillettes-là.

Cela me vient de l’enfance, naturellement. À mesure que le temps passe je mesure à quel point ne me touche que ce qui vient de l’enfance, et à quel point je ne fais que reproduire un modèle formé tôt dans l’enfance. Ainsi enfant allais-je avec mes parents « aux lépiotes », et c’était une fête que de pouvoir courir d’un champignon à l’autre, en aspirant à pleins poumons l’air parfumé de l’automne ; ainsi Léo et Clément goûtent-ils aujourd’hui la même joie, que seul le poids de plus en plus lourd des paniers parviendra à réfréner.

C’est un jour d’exception. D’abord parce qu’il fait beau et que la légère brume qui stagne dans les creux du paysage rehausse les parfums et les couleurs d’octobre. Ensuite, parce que cela fait plusieurs semaines que je ne suis sorti de ma cave que pour aller travailler, miné par une inflammation du nerf sciatique tout à fait nouvelle pour moi, ainsi que par une de ces crises de découragement dont je suis par contre coutumier : pendant tout ce temps j’ai assisté à la poussée des lépiotes le long de ma route ordinaire, résistant à grand peine à la tentation d’envoyer promener les obligations professionnelles ou familiales qui m’interdisent en principe d’arrêter et même de dévier la course de mon char, pour aller rattraper un peu du temps que je sentais me glisser entre les pneus en cueillant quand même quelques-uns de ces fruits perdus de l’automne…

Après ce trop long temps de claustration, c’est merveille de pouvoir marcher presque sans mal sur le sol souple des grands champs. Je me dis après coup que ce n’est peut-être pas tant mon humeur instable, ni un incident domestique, ni la douleur occasionnée par la sciatique qui m’ont fait renoncer hier in extremis à une escapade en ville où j’aurais dû aller écouter mes compères Joël Vernet et Jean-Pierre Chambon réunis pour une lecture ; ce samedi de soleil est peut être le dernier où il sera possible de faire une belle cueillette, et accessoirement de remplir le congélateur… Me voici donc allant de champ en champ, chantant presque de contentement, et le panier se remplit si vite qu’il faut bientôt courir aller en chercher un autre.

Le sol est souple, l’air est piquant, mourir de temps en temps n’est pas si mal puisque cela permet de renaître, et on en viendrait presque à manifester de la reconnaissance vis-à-vis de la douleur qui, lorsqu’elle s’apaise, nous fait reprendre conscience de ce pauvre corps noué mais si précieux. Les coulemelles, cependant, sont superbes, on apprécie surtout les jeunes « baguettes de tambour » brunes et craquelées que l’on fait rouler délicatement pour les détacher du pied immangeable avant de les déposer dans le panier. 

Léo et Clément, Anne et Victor sont là aussi, et les souvenirs s’invitent. Les mots simples résonnent dans l’air d’automne, comme surgis de la mémoire. « Comment allons-nous conserver tout cela, le petit congélateur ne suffira jamais ! – On pourrait les sécher, comme nous l’avions fait à Ferney avec les girolles. – Ce n’était pas à Ferney mais à Chambéry, et ce n’était pas des girolles mais bien des lépiotes. – Mais non ! Je me souviens très bien, nous en avions fait des guirlandes que nous avions accrochées dans le débarras, et tous les champignons avaient pourri ! Je me souviens que le débarras donnait sur l’école maternelle… – Oui, mais c’était dans le débarras de l’appartement chambérien, qui n’était ni chauffé, ni ventilé, et en effet l’odeur pestilentielle des lépiotes pourries avait envahi toute la montée d’escaliers ! Quant à l’école maternelle, c’était celle de Chambéry et la lucarne du débarras donnait de l’autre côté, je me souviens… »

Je me souviens : les courses à Pragondran parmi les hautes herbes, la cueillette miraculeuse (moins que celle d’aujourd’hui) et le petit garçon prenant la pose devant l’affiche d’Angélique Ionatos avec, dans les mains, un spécimen de très grande taille, je me souviens très bien et ces souvenirs-là ne font pas mal mais, comme la brume, rehaussent aussi l’éclat doré de la lumière d’automne et la douceur de cette après-midi.

Deux silhouettes cependant se rapprochent, qu’on voit venir de loin dans cet espace ouvert – un père et sa fille, semble-t-il. Quand cela se produit, ce qui ne m’était encore jamais arrivé depuis douze ans dans la Vallée, je sais que ce n’est pas pour un simple salut. « Vous êtes d’ici ? – Mais oui, et vous-même ? – C’est mon champ… – Oh, dans ce cas, on vous laisse bien volontiers le reste, nous continuerons plus haut. Je crois qu’il y en a en abondance, n’est-ce pas… – Ce sont vos enfants qui grimpaient à l’arbre, tout à l’heure, et qui ont fait fuir mon cheval ? – Non. Il leur arrive de grimper aux arbres, mais pas aujourd’hui… Bonne journée ! »

Ainsi sommes-nous éconduits, cependant que s’éloigne le voisin territorial qui, d’ailleurs, ne ramasse manifestement pas les lépiotes. En général cette sorte d’incident me rend immédiatement amer, qui me rappelle la précarité de ma vie dans cette Vallée où je ne serai jamais qu’un étranger, un passant, un locataire – tout propriétaire que je sois censé être, mais je n’en aurai dieu merci jamais l’esprit. En un jour moins faste j’aurais pesté contre cet instinct de propriété, cet esprit étroit de la ruralité qui fleure bon la poudre à fusil, les barbelés et le vote d’extrême-droite (toutes choses qui font que je ne serai jamais vraiment à l’aise ni à ma place à la campagne, pas plus que je ne le serais en ville) ; mais aujourd’hui la vie est belle, on remonte le bois, et l’on termine la cueillette en ramenant à la maison quatre paniers remplis.

Après quoi je m’affaire, trois heures durant, au nettoyage et à la cuisson. Les lambeaux de coulemelles mijotent dans leur jus, les anneaux semblent des yeux de bêtes, des tentacules, des boyaux. J’aime jouer les alchimistes dans cette cuisine un peu diabolique qui s’achève, le soir venu, par un festin de tourte pendant lequel je chante les louanges de ces cueillettes automnales dont je ne suis pas lassé.

 

 

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