Vigie, décembre 2020

 

 

 

 

Les horloges sont détraquées

 

 

decembre2020 08

 

 

Ce matin je suis en retard pour partir au collège. Ce n’est pas de ma faute mais celle de l’horloge du salon qui s’est détraquée : elle indique sept heures alors qu’il est manifestement plus tard, sans doute huit heures – mais comment le savoir alors que j’ai perdu ma montre et qu’aucune des autres horloges de la maison n’indique la même heure ? Il faut quoi qu’il en soit que je me dépêche. Je dévale les escaliers et me retrouve dans l’entrée du bas, mais après avoir enfilé mes sandales je constate que mes chaussettes sont ridiculement trouées et que je ne peux pas décemment partir habillé ainsi. Je remonte en quête d’autres chaussettes, n’en trouve qu’une paire de très épaisses en laine rouge qui pourraient passer en cette période de Noël ; mais pourquoi ces sandales, ce bermuda, alors qu’il y a de la neige dehors ? Je suis décidément fort mal réveillé ce matin… J’enfile un pantalon et m’empare cette fois d’une bonne paire de bottes.

Il y a des matins où rien ne va. Ces bottes sont des bottes de femme, semble-t-il. Je ne peux pas partir comme cela, et je mets pour les enlever et enfiler tant bien que mal une autre paire de godasses un temps infini. Le portable que je viens de retrouver au fond de mon cartable bourré d’objets disparates m’indique qu’il est huit heures vingt. Même en roulant à toute vitesse j’arriverai en retard. Du jamais vu ! Je commence par une heure d’aide personnalisée avec des élèves que je ne connais pas, et il va falloir qu’ils m’attendent dans la cour… Je tente d’envoyer au moins un SMS pour prévenir le collège. Je pourrais prétexter un problème de voiture, mais je préfère rester honnête et vague : « Souci domestique, arriverai avec un retard de dix minutes environ, merci de faire patienter les élèves » ; mais je ne trouve aucun numéro valide pour envoyer ce message et perds encore un temps fou à pianoter sur le clavier dans l’entrée glaciale de la maison.

Arrive un moment où le retard est tel qu’il devient vain de lutter et qu’on peut se détendre. Je roule prudemment à travers la campagne enneigée, et j’arrive enfin au collège. Je constate avec étonnement que les élèves jouent encore dans la cour. Ici non plus aucune horloge n’indique la même heure, et la sonnerie de l’établissement s’est détraquée. J’interpelle un collègue pour lui demander ce qui se passe, mais il n’en sait rien et semble surtout pressé d’aller boire un café en salle des profs, où je me rends également. Tout est normal, mais tout semble aussi légèrement différent : les visages des collègues, qui ne portent pas de masques, l’agencement des meubles. Je veux vérifier la date et l’heure sur mon portable mais aucune de ces informations ne s’affiche plus. Soudain, mu par un pressentiment, je demande à quelqu’un si j’ai des cheveux blancs. Il me répond en riant que non, absolument pas. Je me précipite devant le miroir des toilettes et constate en effet que mes tempes sont d’un châtain sombre parfaitement uni.

Le temps décidément s’est détraqué. Mais en quelle année sommes-nous ? Je demande cela à tout le monde, on me prend pour un fou et personne ne me répond. 2010, 2015 ? Je pense que c’est 2015, que nous sommes revenus cinq années en arrière, juste après la mort de ma mère, avant la mort de Vasca, Higelin, Anne Sylvestre… Je n’ai pas de cheveux blancs et en plus – je le constate en regardant de nouveau la cour – c’est l’été, je reconnais un ancien élève qui déambule en bermuda et tee-shirt.

 

Le vrai réveil qui sonne enfin me ramène sans encombre en l’an de grâce 2020…

 

 

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