Vigie, mai 2021

 

 

 

La connivence

 

 

 Vigiemai2021 02bis

 

 

Je remonte le Nant sous la pluie, sautant sur les rochers parsemés de petites fleurs violettes qui semblent des lampes allumées dans l’ombre. Ayant rappelé Rimski pour lui faire partager un os que j’ai trouvé, je songe aux échanges de criquets que je faisais avec ma chatte lorsque j’étais enfant. Je ne trouve pas difficile de comprendre le langage animal, en tout cas celui des chats et des chiens. La connivence est facile. Grâce à tous nos jeux de cache-cache, à mes dons d’os ou de friandises, quand je rappelle Rimski il gambade avec un air joyeux, comme s’il n’attendait rien d’autre que d’être rappelé. Je sais que c’est assez intéressé – et d’ailleurs, il revient en se léchant les babines ; mais j’aime qu’il n’associe le rappel de ma voix qu’à la perspective d’un plaisir.

J’aime aussi plus que tout le voir jouer dans le torrent, attraper l’écume avec ses dents (de stalactites il n’y en a plus), sauter sur tout ce qui bouge et se livrer à ses jeux de chiot en traversant le guet qu’on ne passe plus du tout à pied sec. Je repense à sa première fois, ici-même, en janvier, quand il avait encore peur de l’eau, et je mesure le temps qui a passé, les souvenirs qu’on a construits depuis. On se construit des souvenirs heureux que l’on fixe comme on peut dans la mémoire, dans les carnets. Je crois que c’est vraiment cela, notre tâche d’humain – celle du chien n’étant que d’être là, à mordre le courant sans chercher à le nommer ni à le retenir.

Reste cependant à s’inventer un langage commun, un langage rien qu’à nous. Cela fait longtemps que j’ai perdu le sifflet des débuts – et puis, de toute façon, n’importe qui peut siffler et donc interférer dans notre communication. Aujourd’hui, j’innove en hurlant. Je me cache derrière un tronc avec une clavicule de chevreuil ramassée en passant, et je me mets à hurler comme un loup au moment où Rimski court déjà assez loin sur l’autre rive du Nant, remontant vers les bois, précisément dans la direction que je ne veux pas du tout suivre ; sitôt qu’il entend mon hurlement, il s’arrête, fait demi-tour, traverse le nant, me rejoint, happe la clavicule et s’installe près de moi pour la mastiquer. Opération hurlement réussie. Naturellement, j’imagine que ce mode de rappel ne sera pas très facile à utiliser dans un jardin urbain ou n’importe quel lieu fréquenté, mais quand diable pourrions-nous aller dans de tels lieux ? Pour parcourir le nant et couvrir son tumulte, rien de mieux que le hurlement.

 

 

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